Des mots demandeurs d'emploi ?

C'est dur pour tout le monde (2)

< jeudi 7 décembre 1995 >
Chronique

Si des mots français pointent aujourd'hui au chômage — ou, du moins, en sont réduits à la précarité des « petits boulots » —, ce n'est pas seulement, observions-nous il y a peu, parce que la main-d'œuvre étrangère (notamment anglo-saxonne) leur fait une concurrence déloyale sur le marché du vocabulaire : la compétition, on va le voir, est tout aussi vive entre les autochtones.

L'opportunité fait le larron

Non qu'il s'agisse, dans un élan d'œcuménisme, de dédouaner totalement une Albion dont l'histoire se serait chargée, à maintes reprises, de nous enseigner la perfidie... Quand commencer, engendrer et rénover se laissent tondre la laine sur le dos par initier, générer et réhabiliter, l'anglais n'y est pas complètement étranger : c'est au contraire sous l'influence directe de ses vocables (to initiate, to generate, to rehabilitate) que se sont opérés ces glissements de sens. Si elle est plus discrète que celle évoquée il y a quinze jours, cette contamination-là n'en est pas moins redoutable puisque, sournoisement, elle s'appuie sur des termes du cru dont elle a, au préalable, détourné la signification première. L'exemple le plus patent, à cet égard, est probablement celui d'opportunité qui, soumis à l'attraction de son sosie britannique opportunity, a quasiment jeté occasion aux oubliettes du lexique ! Rien ne prédisposait pourtant ce terme, issu de la langue nautique (était opportun ce qui poussait vers le port), à supplanter notre chère occase. À quand, pendant qu'on y est, un marché de l'opportunité ?

De défi en challenge...

Cela dit, nous ne laissons pas toujours les Anglais tirer les premiers. Ce n'est pas la cuisine britannique, après tout, qui nous pousse à mettre à toutes les sauces cet incontournable au fort goût d'inévitable... De même, si le globe terrestre ne tourne pas rond, laissé en... plan qu'il est par la mappemonde, c'est notre méconnaissance de l'étymologie qu'il faut d'abord accuser (le latin médiéval mappa mundi dit assez que la mappemonde en question ne peut désigner autre chose qu'une carte)... Si, enfin, nous en voulons à challenge d'avoir mis sous l'éteignoir notre bon vieux défi, rappelons-nous, avant de le vouer aux gémonies, que l'indésirable était français avant de traverser le « Channel »... et de nous revenir tout auréolé de sa nouvelle acception sportive !

Pour facile, c'est pas évident !

N'oublions pas, autrement dit, de balayer devant notre porte. Important se voit grignoter des parts de marché par conséquent ? Il s'agit là d'un barbarisme bien français, que Littré dénonçait déjà en son temps. Résoudre se voit pousser vers la sortie par solutionner ? C'est à sa conjugaison irrégulière — et à notre paresse, surtout — qu'il le doit. Oui ne se prononce plus guère qu'à l'église, lors des échanges de consentements, éclipsé qu'il est, partout ailleurs, par les Tout à fait, avec ou sans Thierry ? Ne justifions pas trop vite cette répugnance à faire court quand on peut faire long par le Yes, I do d'outre-Manche : le oui-da d'hier, si français celui-là, procédait de la même intention. Et que dire du « C'est pas évident », qui ponctue aujourd'hui tous les soupirs de France et de Navarre ? Est-ce sous la dictée de la reine mère que notre confrère l'Express écrit, plein de mansuétude pour le ministre de l'Intérieur Jean-Louis Debré, dans son numéro du 26 octobre : " Confronté au terrorisme, le successeur de Charles Pasqua — ce qui n'est pas évident — n'a pas su convaincre » ? Bien sûr que si, c'est évident ! Tout le monde l'a vu, que Debré a succédé à Pasqua... C'est « pas facile » qu'il convenait d'écrire. Mais les tics de langage sont tenaces, hélas, même quand, à notre grand dam, ils ne doivent rien au « parti de l'étranger »...