Modeste proposition à Bernard Pivot

La bouteille à l'encre

< mardi 19 décembre 1995 >
Chronique

Cher Bernard Pivot,

Vous savez en quelle estime, depuis toujours, je vous tiens. Normal, je vous dois tout : mon ruban mauve et mon ruban bleu, le peu de notoriété dont je jouis aujourd'hui, et jusqu'à cette rubrique que, sans ce titre de champion du monde dont vous m'avez investi à New York, l'on n'eût pas forcément pensé à me confier. Si l'on avait prédit au potache que je fus, alors qu'il usait assidûment ses fonds de culotte sur les bancs du lycée des Flandres d'Hazebrouck, qu'un jour l'orthographe lui vaudrait de découvrir le Nouveau Monde, d'être reçu par l'ambassadeur de France aux Nations unies, ou encore de s'asseoir aux pupitres les plus cotés de notre représentation nationale, assurément il ne l'eût pas cru ! Et pourtant... Vous fûtes cette bonne fée qui, d'un coup de baguette médiatique, donna à mon train-train un faux air de TGV. Le moyen, après cela, de cracher dans la soupe ?

Rendons à Zitrone...

Rassurez-vous, il n'en a jamais été question : pour avoir longtemps « flirté » avec les dictionnaires (trop longtemps, au dire d'une épouse volontiers encline à la jalousie), je sais ce que « reconnaissance du ventre » veut dire. Plus qu'une critique, c'est une supplique que je vous adresse ici, au nom — j'ai la faiblesse de le croire — de l'immense majorité de vos victimes (consentantes !) d'un jour...

Je sais vos réticences à l'égard de ceux que vous appelez, avec un soupçon de désapprobation dans la voix, les « athlètes du dictionnaire ». Vous leur préférez, ce n'est un secret pour personne, les dilettantes (ou, du moins, ceux qui se font passer pour tels).

Je sais, pour vous l'avoir entendu répéter à maintes reprises, que les championnats d'orthographe doivent rester un jeu. Eu égard aux événements que nous vivons depuis quelques semaines, qui, d'ailleurs, s'aviserait de vous contredire ?

Je conçois qu'une émission de télévision, pour ne point trop désoler l'Audimat, doive s'appuyer de temps à autre sur de détonantes contestations, et force est d'admettre que votre cent aura fait couler beaucoup d'encre, avec ou sans s !

Mais de même que l'on ne saurait faire une omelette sans casser des œufs, on ne crée pas une compétition sans susciter, dans le même temps, des compétiteurs...

Mais un jeu a ses règles, lesquelles lui imposent de tendre des pièges que l'on puisse déjouer, et qui soient autre chose que des bouteilles à l'encre...

Mais les Dicos d'or, manifestation culturelle s'il en est, ne seront jamais Intervilles...

Vous avez dit poésie ?

Si piège de sens il doit y avoir pour faire trébucher les vieux briscards, faites en sorte, je vous en conjure, qu'il ne souffre aucune équivoque. Je vous accorde que la version sang d'encre n'avait rien de folichon, compte tenu du contexte. Mais le cent d'encres que vous avez prescrit ne brille pas davantage, vous l'avouerez, par son réalisme : a-t-on vraiment besoin d'une centaine d'encres différentes (à supposer, déjà, qu'on les trouve dans le commerce !) pour composer quelques malheureuses dictées ? Vous avez beau jeu, évidemment, d'appeler la poésie à la rescousse... Mais, à ce compte-là, tout peut se justifier, à commencer par ce sang d'encre que vous condamnez... sans poésie superflue ! Et pourquoi, à tant faire, ne pas obliger à écrire La décennie mot à maux, vu la teneur hautement médicale du propos ? Voilà qui serait moins plat, plus « poétique » en tout cas, que ce mot à mot bien... terre à terre !

Croyez-en, cher Bernard Pivot, un de vos inconditionnels, notre langue, avec ses bizarreries, est assez riche en « poésie » pour que l'on n'aille pas y ajouter celle de l'arbitraire. Sinon, autant jouer au Loto : les Hazebrouckois y ont de la chance, ces temps-ci...