Des mots demandeurs d'emploi ?

C'est dur pour tout le monde (1)

< mardi 21 novembre 1995 >
Chronique

Le chômage ne touche pas seulement les hommes, il frappe aussi les mots. Il ne se passe pas un jour, en effet, sans que l'un ou l'autre se voie mis au rancart, innocente victime d'un univers plus impitoyable encore que celui de Dallas ! N'attendons pas qu'ils en soient réduits à l'allocation de fin de droits pour tendre une main secourable à ces damnés de la conjoncture linguistique...

Le français d'abord ?

Gardons-nous, en premier lieu, de toute chasse aux sorcières, quelque humain que soit ce réflexe. Si, pour une fois, il ne peut être question de culpabiliser la gent féminine (sur ce plan, fort heureusement, le monde des mots semble moins ouvertement sexiste que le nôtre), le danger reste grand de donner prise à certaines outrances xénophobes, toujours lourdes d'arrière-pensées. Comment nier, évidemment, que début de soirée, distribution, entraîneur, franc-tireur et magazine doivent aujourd'hui à prime time, casting, coach, sniper et news de ne plus travailler (et encore !) qu'à temps partiel ? Il n'est que trop clair, dans ces cas-là comme dans tant d'autres — dresser une liste qui se voudrait exhaustive serait aussi fastidieux qu'inutile — que l'expansionnisme de l'anglo-américain est à l'origine de bien des restructurations déchirantes... Faut-il pour autant pester, comme le faisait ironiquement Fernand Raynaud dans un de ses sketchs (pardon : dans une de ses saynètes !), contre « ces étrangers qui viennent manger le pain des Français » ? Nous n'y répugnons pas moins, inutile de le préciser, que le comique susdit.

Défense de... crasher

Non qu'il faille se satisfaire, entendons-nous bien, de cette situation... Nous aimons trop le baladeur pour lui voir préférer le walkman. Nous ne comprenons pas d'emblée pourquoi le check-up, aux sonorités si agressives, pour ne pas dire traumatisantes, serait plus doux aux oreilles d'un patient, par nature anxieux, que le bilan de santé. Pas plus que le fait de s'écraser, pour un avion — et surtout pour ses passagers ! — ne nous semble a priori plus douloureux que celui de se crasher... Au contraire, nous sommes de ceux qui estiment, avec Daniel Moskowitz, que le choix de termes étrangers pour traduire sa pensée présente plus d'un danger. « Quand on s'exprime dans sa langue maternelle, affirmait déjà en 1980 ce directeur de la traduction à l'École supérieure d'interprètes et de traducteurs de Paris III, on plie sa langue à sa pensée ; quand on s'exprime dans une langue étrangère, on plie sa pensée à la langue. » Parallèle lumineux dans sa concision même, et qui en dit plus long que nombre de sommets francophones...

Tous coupables !

Il en va cependant du chômage des mots comme de celui des hommes : l'étranger ne saurait être tenu pour responsable de tous nos malheurs qu'au prix d'une dose substantielle de mauvaise foi. Certes, la consommation abusive de termes anglais, dans la mesure où elle n'a plus rien à voir avec la lente assimilation des siècles précédents, n'est pas anodine. Certes, elle risque, à terme, et si ce n'est déjà fait, de corrompre nos tournures et d'affecter nos schémas de pensée. Cela dit, la chasse au franglais ne constitue en rien une panacée : elle ne cache que trop souvent le refus de reconnaître nos propres manques en la matière. Si la langue française marque actuellement le pas, c'est aussi parce que chacun de nous porte une part de responsabilité. Notre prochaine chronique démontrera que, la plupart du temps, la mise au rebut de certains de nos vocables tient, d'abord, à nos négligences et à nos à-peu-près. À un goût immodéré de la nouveauté, aussi, qui n'est pas, au fond, si éloigné du snobisme...