Pierre et vacances... forcées !

L'interprétation des grèves

< mardi 10 octobre 1995 >
Chronique

Bien entendu, il ne nous appartient pas de nous prononcer, dans le cadre de cette rubrique consacrée à la langue, sur le bien-fondé ni sur l'efficacité de la grève d'aujourd'hui : des esprits autrement éclairés que le nôtre s'en chargent, et avec quel brio, dans les colonnes voisines ! Toutefois, si les aboutissants outrepassent de beaucoup les limites de notre compétence, les tenants, grâce à l'étymologie, ne nous sont pas totalement étrangers. Un prétexte comme un autre pour tenter de dépassionner un débat qui s'annonce âpre...

Sous les pavés, la plage

Le fameux slogan de mai 68 ne croyait pas si bien dire : quand cela ne sauterait pas aux yeux, notre bonne vieille grève, générale ou pas, a plus d'un rapport avec le terrain plat et uni, couvert de sable et de gravier, qui longe la mer ou un quelconque cours d'eau. C'est qu'elle doit son nom à la place de Grève, de nos jours place de l'Hôtel-de-Ville à Paris, ainsi appelée de 1260 à 1830 parce qu'elle descendait en pente douce jusqu'au bord de la Seine, toute proche. Cadre de nombreuses réjouissances populaires — exécutions capitales y comprises : le lexicographe Alain Rey nous apprend que les Grévistes ont d'abord désigné, sous la plume de Chateaubriand, les « amateurs d'exécutions en place de Grève » —, elle était aussi le lieu de prédilection des ouvriers sur le pavé, qui battaient ce dernier dans le fol espoir d'une embauche. Il n'en fallait pas davantage pour que, par un de ces renversements dont notre langue a le secret, l'on passât quelques siècles plus tard, vers 1840 probablement, au sens de « cessation du travail », cette fois concertée, volontaire et non plus subie...

Le zèle ou la perle ?

Ce glissement sémantique n'est d'ailleurs pas la seule surprise que nous réserve ce terme protée : alors que, dans bon nombre de locutions, le mot qui le complète désigne l'activité à laquelle on met fin (grève de l'impôt, grève des notes, grève du tri postal — le cas de la grève de la faim nous paraît plus ambigu), dans certaines autres, moins nombreuses, le mot complément porte sur une activité que l'on intensifie, au contraire ! C'est le cas, notamment, de la grève du zèle, laquelle consiste, on le sait pour l'avoir quelquefois subie, à redoubler de conscience professionnelle en appliquant aveuglément et jusqu'à l'absurde des consignes tatillonnes, de façon à paralyser durablement l'activité. Le dessinateur Franquin nous en fournit un exemple savoureux lors d'un passage de son héros Spirou à la douane (Les voleurs du Marsupilami), même si, pour l'occasion, il la confond visiblement avec la grève perlée, cette forme raffinée de sabotage qui s'appuie bien plutôt sur des malfaçons de détail, sur des ralentissements ponctuels, plus sournois mais tout aussi propres à compromettre la bonne marche de l'entreprise. Le créateur de Gaston Lagaffe — un expert, il est vrai, en matière de débrayage — n'est pourtant pas sans excuse, influencé qu'il a été, sans doute, par le sens figuré du verbe perler : « faire à la perfection »...

Souviens-toi que tu es gravier...

Mais son chemin fût-il parfois jonché de perles, il sera dit que le gréviste reste voué, par l'étymologie (grève ne vient-il pas du latin populaire grava, gravier ?), aux cailloux de ses origines... Même la très populaire « grève sur le tas », qui s'applique à un arrêt de travail avec occupation des locaux, nous y ramène... Ledit « tas » renverrait, en effet, depuis le XVIIe siècle, aux pierres que l'on taillait sur le lieu même où on les employait. Toujours la pierre, décidément... Mais est-ce vraiment une raison pour se la jeter, aujourd'hui ?