Le fabuleux destin de l'apocope

Quand les dicos sont pris de court...

< mardi 7 mai 2002 >
Chronique

« À en croire infos, éditos et hebdos, des milliers d'ados ont pris part aux manifs sans tomber dans la provoc des anars ; laissant là polys de maths et disserts de philo, faisant fi des interros et des exams qui les attendent, ils ont conspué, sur des slogans aussi sympa(s) que folklo(s), les réacs et les démagos  »... Et vous ne sauriez point ce qu'est une apocope ? Nous en avons relevé dix-sept dans la seule phrase qui précède. Il faut dire que cette manie d'écourter nos mots, si elle ne date pas d'hier, fait aujourd'hui fureur, au point de polluer nos dictionnaires. Prudent par tradition, le Petit Larousse n'ouvre ses pages qu'aux valeurs sûres, qui ont reçu l'onction du temps. Le Petit Robert, lui, est à l'affût de la moindre nouveauté : les bon app et les sans déc' ne sont pas pour l'effrayer ! Corollaire presque obligé de ce parti pris de modernisme : une dose d'à-peu-près qui, pour combler les sectateurs de l'exception pivotesque, plonge dans des abîmes de perplexité l'usager simplement soucieux de logique. On se félicitera sans arrière-pensée, dans cette optique, de la fructueuse distinction entre deb (de débutante, mais le détour par l'anglais y est pour quelque chose) et déb (de débile) ; de celle, incomplètement assumée hélas, entre perm (pour permanence) et perm(e) (pour permission). En revanche, pourquoi avoir conservé, au mépris de la prononciation, l'accent aigu d'agrégation dans l'abréviation agrég, quand son homologue disparaît dans bénef, et va jusqu'à retourner sa veste dans cafèt ? Pourquoi recourir, ici plutôt que là, au e muet pour doubler un t final (amphète, perpète, répète mais appart et survêt) ? On plaiderait volontiers le critère du genre... si la dissert précitée ne nous l'interdisait ! Plus étonnant encore : au nom de quoi une apostrophe flanque-t-elle parfois l'ultime consonne (petit-déj', mat' pour matin) ? De la nécessaire distinction, dans ce dernier cas au moins, entre l'apocope et ses homographes (un teint mat, échec et mat) ? Pourquoi, alors, broc (brocanteur), champ (champagne) et surtout l'homophone cap (capable), tout aussi équivoques, s'en passent-ils ? Il est vrai que mat', promu exemple à l'entrée apocope du même Petit Robert, s'est sans vergogne défait de ladite apostrophe... De grâce, mesdames et messieurs les lexicographes, un peu de cohérence ! Sinon, comment dire ? Ce sera pour nous... la cata !