Orthographomane

Bernard P. m'a tuer !

par Rosanne Mathot
Causette
hors-série juillet-août 2014

Bruno Dewaele est l'unique champion du monde d'orthographe (*). De sa traversée du dictionnaire en solitaire à son empoignade avec Bernard Pivot, parcours d'un combattant de l'orthographe.

 

« Je préfère me promener dans le Larousse plutôt que dans le Larzac. » Bruno Dewaele est un randonneur de la grammaire, un baroudeur du dictionnaire, un athlète de l'orthographe. Le sexagénaire tripote les mots depuis longtemps. Huit livres, une chronique bimensuelle dans La Voix du Nord, 1 200 billets sur son blog, l'agrégé de lettres modernes, qui officie dans le Nord, est un hyperactif tranquille. Même le mythique Bernard Pivot lui voue une admiration presque incrédule.

Attablé devant une citronnade dans un bistrot parisien, le champion du monde d'orthographe — le seul et l'unique champion de cette catégorie — trône parmi ses aficionados. La pupille joviale, les joues rebondies, un physique généreux comme son humour. Devant lui, une enfilade de fidèles s'entortille à la façon d'un grand point d'interrogation. S'il faut bouger les tables, on les bougera : ici, Bruno Dewaele est une légende vivante, un homme capable de vous donner le numéro de la page du dictionnaire où se trouve le mot ancolie. « Le mot ancolie m'a beaucoup tracassé, il m'a filé des sueurs froides », confie-t-il humblement. Cette fleur a bien failli lui faire manquer son titre. C'était en 1992, à la superfinale des championnats du monde d'orthographe, au siège de l'ONU, à New York. Et sous l'égide de l'hypermédiatisé Bernard Pivot. « Ce qui est effroyable, c'est qu'à ce niveau d'orthographe, on doute de tout ! À la fin, je me suis précipité dans les travées de l'ONU en me demandant, désespéré, s'il y avait un « h » ou non à ancolie. »

Si Bruno Dewaele trimbalait alors une telle angoisse, c'est que pour gagner sa place au pupitre onusien, il avait dû batailler ferme. Et pas seulement avec les mots. Car, malgré un entraînement intensif, il fut, dans un premier temps, recalé par Pivot en demi-finale (**) à cause de la phrase : « Des plates-bandes d'amaryllis et de delphiniums, ainsi que des haies de lauriers-cerises et de lauriers-tins et des groupes de salsepareilles, formaient déjà un amoncellement psychédélique... » Parce qu'il avait cru bon de laisser laurier-cerise, laurier-tin et salsepareille au singulier, il s'est d'abord vu compter cinq fautes. S'appuyant sur une citation du Littré, qui faisait état de « haies de citronnier », le complément du nom restant au singulier, Bruno Dewaele contesta alors vigoureusement. « Pivot, je l'aurais mangé ! Il avait omis de faire la liaison ! Je me suis fendu d'une lettre de trois pages. J'étais furieux. Et puis, j'ai fini par remporter ce bras de fer. »

Ce n'est pas un hasard si Bruno Dewaele est un magicien du verbe. Cet homme-là a la gagne et le travail dans le sang, jusqu'à treize heures de lecture de dictionnaire par jour, pendant treize mois (***). Il part même pendant quelque temps en exil au Touquet : « Ma femme m'avait dit : "Tu vas être infernal ! Tu fous le camp" ! »

Et c'est avec des myriades de mots dans la tête que notre gladiateur du verbe se jette dans l'arène new-yorkaise. « C'était dans la salle de l'ONU, celle qu'on voit à la télé ! C'était Pivot, l'organisateur. Il faut être un peu mégalo pour organiser un truc pareil ! Aujourd'hui encore, il faut que je me pince : 250 concurrents, venus de 112 pays. Une compétition retransmise en direct à 20 h 30 sur Antenne 2 ! Ce serait inimaginable de nos jours !

Mais il faut savoir raison garder. Si l'on suit le précepte de l'illustre grammairien Maurice  Grevisse qui disait : « Il ne faut jamais admirer quelqu'un qui fait ce qu'il aime », gardons-nous bien d'admirer Bruno Dewaele, car, avec ses mots et son orthographe, il a été — et sera encore — prodigieusement heureux.

 

(*) En 1985, Bernard Pivot, avec la linguiste Line Sommant, crée les championnats de France d'orthographe. En 1988, ils deviennent les championnats du monde et culminent avec l'unique superfinale à New York en 1992, avant de devenir les Dicos d'or, réservés à la France.

(**) En réalité, le litige ici décrit remonte à la demi-finale du premier championnat de France d'orthographe, en juin 1985.

(***) Pendant les vacances scolaires, du moins !