Le jour où...

Bruno Dewaele, les lauriers de la dictée

par Anne-Sophie Hache
La Voix du Nord
3 octobre 2010

C'était le 5 octobre 1985. Ce jour-là, Bruno Dewaele, professeur de français au lycée d'Hazebrouck, qu'aucun talent particulier — sourit-il —, surtout pas sportif, ne prédestinait à la gloire, est devenu le premier champion de France d'orthographe. Sous la dictée de Bernard Pivot, dans le studio des « Grosses têtes » de RTL.

 

Écrire sur un champion d'orthographe, c'est faire le pari obligé d'un sans-faute. C'est, face à cet homme au parler impeccable, pousser la galanterie jusqu'à soigner son lexique et sa grammaire. Traquer la liaison malheureuse qui écorcherait les oreilles de mon hôte.

« Le 5 octobre, ça tombait bien, commence Bruno Dewaele, c'était la veille de ma fête. » Surtout, rester concentrée, ne pas se laisser distraire par l'amusement qui vous gagne à l'écoute de cet interlocuteur plein d'humour et d'esprit.

« Un ami m'en avait parlé début 1985. Je me suis dit que ça pouvait être amusant. J'avais aussi, j'avoue, le goût de la compétition. Et puis Hazebrouck, à l'époque, sortait de l'affaire Ceccaldi. C'était la ville où l'on envoyait les magistrats en disgrâce : on disait même être "hazebroucké" ! On a mal vécu la chose, car enfin, Hazebrouck, ce n'est pas le goulag. Je me disais que si je gagnais, j'allais pouvoir redonner ses lettres de noblesse à la ville. Un Flamand roi du français ! »

C'est à ce sel de l'histoire que l'on reconnaît les grands couronnements : « Je suis arrivé le matin du samedi 5 octobre "repêché", et je suis sorti champion de France. » Re-pê-ché ? Et Bruno Dewaele, pas mécontent de votre surprise, d'ajouter, solennel et drôle : « Ma qualification, je l'ai acquise sur tapis vert. »

La demi-finale, à Lille, « veille de la fête des Mères » — décidément —, racontée par ce chantre de la langue française, est savoureuse : « Je me souviens de l'impression que m'ont faite, attendant sur le trottoir, les trois cent cinquante personnes sélectionnées. C'est là que l'on devient subitement modeste. »

La dictée se passe. « En sort premier un Lillois, le seul à avoir fait zéro faute sur cette dictée effroyable. Il y avait deux qualifiés : le deuxième avait trois fautes. Moi, je n'étais pas sélectionné, on m'avait compté cinq fautes : "des haies de laurier-cerise et de laurier-tin et des groupes de salsepareille". J'avais mis les trois compléments au singulier. J'avais estimé que c'était peut-être le type d'arbre plutôt que le nombre et, deuxièmement, Pivot n'avait pas fait de liaison. Comme je fais attention aux liaisons, je m'étais dit : "C'est un signe..." » Et c'est là que votre concentration vole en éclats : « Pour salsepareille, j'avais été influencé par les Schtroumpfs. Vous vous en souvenez sans doute ? Ils la boivent en liqueur... » Comme quoi être un homme de lettres n'interdit pas d'être fan de BD.

En tout cas, « j'ai émis une réserve, surtout pour le barème. J'ai fait valoir avec humour que ça me paraissait un péché sur le plan de l'orthographe qu'on me comptât trois fois la faute. Là-dessus, je rentre chez moi. Complètement brisé. »

Mais pas au point d'abandonner : « Le lendemain, j'ai ouvert mon Littré. » Dedans : « Une haie de citronnier ». Suffisant pour se « payer le culot d'une belle lettre à Pivot ». Trois feuillets pour lui signifier que cela lui paraissait « contestable », et « inique » le barème. La place manque ici pour raconter les jours qui ont suivi. Toujours est-il que Pivot, en personne, lui téléphone pour lui annoncer qu'il est « repêché ». « Sur le coup, j'étais heureux. Mais en même temps furieux du terme "repêché", pas très glorieux. »

Ce 5 octobre 1985, c'est pourtant à ce mot qu'il doit en grande partie rendre grâce de sa victoire, parce que « j'étais certainement dix fois plus motivé que n'importe quel concurrent ». De juin à octobre, il avait passé toutes ses vacances bretonnes à éplucher le Larousse et le Robert, « de l'orthographe à dose massive » : « Le jour de la finale, j'étais là pour bouffer du Pivot. » Le studio des « Grosses têtes » de RTL serait sa cathédrale de Reims, le terrible Rondo Veneziano, diffusé pendant la relecture, son Hymne de Haendel : un couronnement savouré avec d'autant plus de joie « que les favoris ont craqué ce jour-là, et que personne ne m'attendait, par définition ».

Suivirent un déchaînement médiatique, des anecdotes qui ne manquèrent pas de surgir. Hors concours les années qui suivirent, Bruno Dewaele réitéra l'exploit au championnat du monde, quelques années plus tard à New York, dans la grande salle des Nations unies. L'histoire d'un autre couronnement. D'un travail de fou, d'une « ascèse ». « New York, c'était formidable. Mais c'est ce 5 octobre 1985 qui déclencha tout. »

La passion des mots, mais toujours avec humour. Comme avec ses élèves qui, au passage, doivent se régaler de ce professeur sans fautes. « L'orthographe, ce n'est pas rébarbatif. Il y a plein de choses amusantes. Avec l'orthographe, on n'a jamais fini, c'est une vie. » Passée le nez dans le dictionnaire ? Certainement pas. Mais « un peu plus que la moyenne sans doute. Il faut voir l'état de mes dictionnaires... »

 

Retrouvez cet article (avec les photos qui l'accompagnent) dans sa présentation originale, tel que La Voix du Nord l'a publié : Bruno Dewaele, les lauriers de la dictée.