Les petits-déj' de Nord Éclair

Bruno Dewaele,
à la pointe de l'orthographe

propos recueillis par Nicolas CAMIER et Christelle JEUDY
Nord Éclair
27 juin 2009

Professeur agrégé de lettres modernes à Hazebrouck, Bruno Dewaele est surtout le seul et unique champion du monde d'orthographe, un titre qui lui a été décerné en 1992 à l'ONU. Depuis, le nordiste ne cesse de défendre l'art de bien manier la langue et, surtout, de bien écrire les mots. Un entretien décapant.

Vous avez été le premier champion de France d'orthographe en 1985 et êtes toujours le seul champion du monde de la même discipline depuis 1992. Dites-nous-en un peu plus sur votre parcours.

Je suis né à Hazebrouck en 1953, j'y vis, j'y travaille... et je pense que j'y mourrai ! J'ai été élève du Lycée des Flandres de la ville et j'y suis maintenant professeur agrégé de lettres modernes. En parallèle, je donne des cours en classe préparatoire aux concours d'orthophonie, je suis intervenu à l'École supérieure de journalisme de Lille et, depuis 1995, je tiens la rubrique bimensuelle « Langage » à La Voix du Nord.

Devenir enseignant, c'était une vocation ?

En fait, je suis issu d'une famille de musiciens. Mon père s'est battu toute sa vie pour redorer le blason de l'accordéon classique. J'ai moi-même joué de cet instrument et du piano. Mais c'est aussi mon père qui m'a presque dissuadé de rester dans cette voie, il a souffert de l'image de l'artiste passionné mais qui a des difficultés à être reconnu. Il était certainement plus rassuré de me voir embrasser la carrière de l'enseignement. Mais entre la littérature et la musique, vous savez, il y a plus d'un point commun.

Vous ne regrettez pas d'avoir choisi l'enseignement ?

Entre le moment où j'y suis entré et aujourd'hui, l'enseignement a beaucoup évolué et le français a perdu du terrain. J'avais l'ambition de faire aimer la littérature, la langue française : j'ai abandonné quelques-unes de mes illusions dans la transmission des savoirs ! Sur le plan de l'orthographe, de la grammaire, de l'expression, on a assisté à une lente dégradation. Bien sûr, on a tenté de nous rassurer en disant que le niveau montait mais, aujourd'hui, tout le monde reconnaît cette dégradation. Et quand on voit qu'au bac tous les élèves planchent jusqu'à la dernière minute en maths et arrêtent au bout de deux heures, deux heures trente, en français, c'est un indice supplémentaire d'une relative désaffection envers les matières littéraires.

Comment expliquez-vous cette « lente dégradation » ?

Par de nombreux facteurs, le principal étant que l'on ne parvient plus à présenter l'orthographe ou la langue française comme quelque chose d'important. On a cessé de dire aux élèves : « Attention aux fautes d'orthographe ! » Il y a aussi un problème psychologique, de mentalité, avec une société qui met en avant le scientifique, le technique. C'est la dictature des maths, quand on enregistrerait aujourd'hui une tendance à faire marche arrière : on s'est aperçu qu'un ingénieur qui ne sait pas écrire, ce n'est pas davantage satisfaisant...

L'Éducation nationale est également fautive ?

Elle est tombée sous la coupe des pédagogues des sciences de l'éducation, au demeurant très respectables, qui ont voulu modifier les mécanismes obsolètes de l'école. Mais on est passé d'un extrême à l'autre, jusqu'à vouloir fuir tout ce qui touchait à la notion d'effort et d'apprentissage. On a ainsi demandé aux collègues, notamment au collège, de ne plus enseigner l'orthographe et la grammaire qu'indirectement, à partir des textes. C'est très séduisant, très noble, de vouloir relier l'enseignement de ces matières à un contenu... mais ça ne marche pas ! Et aujourd'hui, le manque de bases grammaticales chez les élèves est catastrophique. Autre exemple, la dictée a quasiment disparu. C'est vrai, ce n'était pas la panacée, mais alors que l'orthographe était une matière reine sous la IIIe République, on est passé du fameux « cinq fautes = 0 » à « cent fautes = 0 sanction » ! Le mot faute est devenu tabou et, au bac comme au BTS, on valorise la bonne orthographe sans pénaliser la mauvaise. Finalement, ce qu'on a du mal à enseigner, on le simplifie. Ça me choque, c'est abdiquer !

Que faudrait-il donc faire ?

Quand on installe des radars sur la route, on dit que c'est efficace, qu'il y a moins d'accidents. La peur du gendarme fonctionne. Si on ne retire pas de points pour des fautes sur des éléments de compréhension de la phrase, cela ne va pas inciter les élèves à se décarcasser !

Et vous, comment avez-vous fait pour devenir aussi bon en orthographe ?

J'ai toujours beaucoup lu. Enfant, j'avais en permanence un livre sur moi et, surtout, un petit dictionnaire dans le creux de la main. Je ne pouvais me résoudre à lire sans comprendre le sens des mots et, d'une manière ou d'une autre, cela a dû porter ses fruits. La lecture et la consultation du dictionnaire, c'est crucial.

On dit beaucoup que les nouvelles technologies, et notamment les SMS sur téléphone portable, participent à la dégradation de l'orthographe. Vous êtes d'accord ?

Oui et non. Si, à côté des SMS, il y avait toujours une façon efficace d'apprendre la langue, un apprentissage sérieux de ce qu'est la norme, ce ne serait pas grave. Les SMS perdureront de toute façon, alors faisons en sorte de renforcer le versant apprentissage car il est parfois amusant de voir comment on peut écrire plus vite phonétiquement. Mais, pour enfreindre la loi, disons qu'il faut la connaître. En même temps, Internet fait des choses extraordinaires : grâce à l'informatique, on peut désormais accentuer les capitales et l'usage des courriels a relancé l'écrit. J'apporte personnellement le même soin à rédiger un courriel qu'une lettre.

Sommes-nous tous égaux face à l'orthographe ? Pour certains, elle pourrait être un instrument de ségrégation sociale...

Nous ne sommes égaux devant rien : il y a des gens qui sont plus doués que d'autres, qui visualisent mieux, même en lisant très peu. En même temps, c'est une des matières dans lesquelles il est le plus facile de progresser. Je me rappelle que, lors du deuxième championnat de France d'orthographe, la lauréate était née en Pologne et ne parlait pas un mot de français quand ses parents sont arrivés en France. Je me souviens aussi que, dans les cours de préparation aux concours d'orthophonie, certains élèves avaient eu zéro une première fois et obtenaient 14 ou 16 l'année suivante. Citez-moi d'autres matières où il soit possible de progresser ainsi ! Je ne suis pas convaincu que les mathématiques s'y prêtent autant...

N'y a-t-il tout de même pas une forme de discrimination culturelle vis-à-vis des personnes qui font beaucoup de fautes ?

Si on remonte au XVIIe siècle — où il était déjà question d'une réforme —, peut-être : l'Académie française s'y disait favorable à l'ancienne orthographe parce qu'elle permettait de « distinguer les lettrés des ignorants et des simples femmes » ! Il est donc vrai qu'à l'origine l'orthographe a été un critère de distinction sociale, et d'ailleurs, ça continue : quand un employeur reçoit un curriculum vitae rempli de fautes, celui-ci risque fort d'aller au panier ! En attendant, le champion du monde d'orthographe que je suis est petit-fils d'ouvrier. Il ne faudrait donc pas que cela devînt une excuse pour ne pas acquérir un bon niveau en orthographe. D'autant qu'aujourd'hui, les discriminations sont bien plus fortes au sein de la société que du système éducatif.

Quelles qualités faut-il pour écrire sans faire de fautes et, surtout, peut-on « guérir » d'une mauvaise orthographe ?

Pour ne pas faire de fautes, il faut un peu de rigueur, avoir à la base un certain respect de la chose écrite. Les fautes d'orthographe résultent souvent d'un problème d'attention. D'ailleurs, les élèves prennent souvent pour excuse : « Ce sont des fautes d'inattention ! » Pour moi, c'est une circonstance aggravante. Une ignorance se pardonne, mais ne pas profiter de ce qu'on sait, c'est pis !

Les 30 juin et 1er juillet prochains, au brevet des collèges, l'usage du dictionnaire sera autorisé. Y êtes-vous favorable ?

Ça ne me gêne pas. Je serais même plutôt pour si cette mesure réussit à redonner aux élèves le réflexe du dictionnaire ! Mais j'ai malheureusement peur que, même autorisé lors de l'épreuve, le dictionnaire soit très peu utilisé...