À visage découvert

Bruno Dewaele, ou le bonheur de l’ancolie

Bruno VOUTERS
La Voix du Nord (toutes éditions)
11 décembre 2001

Champion du monde d’orthographe en 1992, le chroniqueur de « La Voix » publie ses rubriques les plus savoureuses dans À la fortune du mot. Vive le français !

 

Tout jeune, dans les années cinquante, le tiot Bruno des Flandres s’absorbe gentiment dans les aventures de Sylvain et Sylvette. Les bêtises du loup, du renard, du sanglier et de l’ours, ça l’enchante autant que les bambins de son âge. Sauf que lui, il a un dictionnaire sur les genoux ! Dès qu’un mot lui échappe, il cherche...

Telle est la légende familiale.

Bruno Dewaele se garde bien de la contester. Le goût des mots, c’est sa seconde nature. C’est le 16 juin 1995 que notre dévoreur de dicos propose aux lecteurs de La Voix du Nord sa première chronique, intitulée « Mignonne, allons voir si le nénufar... » La faute est volontaire : il s’agit de la réforme de l’orthographe qui agite les beaux esprits. Cent soixante-six rubriques et quelques piges plus tard, Bruno Dewaele a réuni les plus savoureuses dans un livre qu’il nous présente en sa demeure d’Hazebrouck, où il se remet peu à peu d’un souci imprévu. C’est aux maux de santé qu’il doit faire face. Mais contre mauvaise fortune, il fait bon cœur !

Tiens, en attendant son retour dans nos colonnes et pour se consoler d’avoir loupé factions rivales, dommages collatéraux ou pottermania, s’il nous racontait un peu comment on devient champion du monde ? « J’étais nul en éducation physique mais j’ai un véritable amour pour la compétition. C’est dans le sang !... En 1985, quand Bernard Pivot se lance dans l’orthographe, je me dis que s’il y a un seul domaine dans lequel j’ai une chance d’être champion, c’est celui-là ! »

Un livre sur la vie à l’hôpital (La Danse du scalpel), un autre sur le caravaning (Comme sur des roulottes) : avant de miser sur l’orthographe, Bruno Dewaele écrivait dans l’esprit de Pierre Daninos et René Fallet. Après ces flâneries fantaisistes, le voilà contraint de se retrousser les manches. « Au bout de quinze jours, je me suis aperçu qu’il fallait se préparer à fond. En demi-finale, une mésaventure : j’avais écrit des haies de laurier-cerise et de laurier-tin en laissant les noms composés au singulier, ce qui était acceptable mais m’a valu quatre fautes. J’ai contesté et Bernard Pivot a accepté de me qualifier... »

Quelques jours plus tard, Bruno Dewaele se voit traiter de « repêché » dans un magazine. Le dopage idéal ! En Bretagne, , pendant les vacances, du lever du jour au milieu de la nuit — à la lampe torche —, il potasse ses dicos, ses manuels et ses fiches. Il passe au crible les genres et les mots composés, les pièges et les exceptions.

Consécration

Le 5 octobre, c’est la consécration : le coquemar, les scorsonères et les butyreuses religieuses n’ont pas de secret pour lui.

Peut-on imaginer Bubka sans perche, sans stade et sans sautoir ? Mis hors concours dès 1986, notre compétiteur gamberge. « J’avais l’impression d’être en quarantaine. »

Heureusement, il joue de l’accordéon dans l’orchestre de son père et milite pour A.L.P.HA., l’association culturelle d’Hazebrouck. Et puis, en 1991-92, c’est la longue préparation de la fameuse finale à l’ONU, avec 112 pays représentés et 250 concurrents... « Ma femme l’a vue venir. Elle m’a dit : tu t’en vas, tu vas être invivable ! »

Pas question de commettre une faute conjugale. Noël et février, Bruno Dewaele les passe à Hardelot. Il mange, il dort, il fait de l’orthographe. Treize heures par jour. Quel est ce drôle de type tout seul qui ne se plaint jamais du mauvais temps qu’il fait ? Le patron de la brasserie du coin le trouve plutôt louche. Jusqu’au jour où il le verra triomphant sur son écran de télévision ! « L’entraînement, c’est aride mais grisant. On éprouve même le sentiment étrange de pouvoir dominer ce qu’on ne sait pas !... » Le 11 avril, le champion tombe sur la fameuse ancolie qui a failli tout foutre par terre. Y a-t-il un « h » entre le « c » et le « o » ? « J’ai hésité à cause de la racine grecque. Je ne me suis pas trompé. Heureusement pour les ancolies qui se trouvent sur le seuil de ma maison. Je les aurais piétinées ! » Zéro faute, et maintenant un test pour départager les ex æquo : « Dans un terrain jonché de cenelles où croissaient des matthioles et des grémils, des psylles chantaient sur des roches scissiles, etc. ». Zéro faute encore. Chapeau !

Le champion du monde a le sens de l’humour, ses élèves le savent. À son retour, ils lui offrent des graines !

Fort d’un tel succès, comment ne pas devenir un fervent défenseur de la langue ? « En tant que compétiteur, je serais plutôt légaliste. Mais en tant que prof de lettres et citoyen, je ne suis pas fâché que les choses évoluent ou se simplifient. Recourir à de l’anglais quand les mots nous manquent, ce n’est pas dramatique. En revanche, abandonner notre langue natale dans les ministères ou les états-majors des grandes entreprises... Mettre le français dans un cocon, c’est impossible. Mais le préserver, c’est capital. Question d’identité ! Vous savez, on plie sa langue à sa pensée. Sinon, c’est l’inverse... »

Le champion prend un air pensif.

Tiens, au fait, Dewaele, qu’est-ce que ça veut dire ?

« Alors là... En flamand, c’est le Wallon. Celui qui parle français... » Un sourire. « Ça peut vouloir dire aussi le mur. Je préfère nettement la première version... »

La prédestination, ça n’existerait pas ?