ON EN PARLE

Éloge de la dissertation

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Numéro 468
septembre 2018

Le temps des vacances, c'est bien connu, passe plus vite que les autres et nous voilà derechef à l'aube d'une année scolaire et universitaire. Au programme de plus d'un, qu'il s'agisse de la rédiger ou de la corriger, la sacro-sainte dissertation.

N'allons pas nier l'évidence, celle-ci ne jouit plus du prestige qui était encore le sien dans un proche passé. Si, chaque juin que Dieu crée, elle fait gémir d'aise une presse qui redécouvre, dans une exaltation où le masochisme le dispute à la nostalgie, les délices insoupçonnées de la philo, son ordinaire est infiniment moins rose. Quand elle ne bénéficie pas du salutaire coup de torchon que lui prodigue la toilette des souvenirs, elle reste en butte aux éternelles critiques qui font d'elle un exercice purement formel — ah ! ce plan en vingt-sept parties, graal de tout khâgneux qui se respecte ! —, voué au carcan de contraintes aussi arbitraires qu'impérieuses. L'anthropologue Claude Lévi-Strauss lui-même ne la trouvait-il pas aussi triste que ses Tropiques, lui reprochant de dessécher l'esprit au lieu de promouvoir l'intelligence ?

Sur le terrain, la « dissert » voit d'ailleurs son influence se rétrécir comme peau de chagrin : l'épreuve anticipée du baccalauréat de français l'a depuis belle lurette soumise à la concurrence déloyale du commentaire composé et, surtout, d'un « écrit d'invention » réputé exiger moins de références littéraires. Ce dernier suppose aussi plus de talent, mais, comme aurait dit ce bon Pagnol, il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants...

Sous beaucoup d'autres latitudes, l'intéressée est d'ailleurs inconnue au bataillon. Partout en Europe et aux États-Unis on lui préfère le QCM, gage d'un bagage moins fumeux, moins cartésien, moins « opérateur-dépendant », aussi. Quand elle participerait largement du fantasme, la crainte de « ne pas partager les vues du correcteur » est pour beaucoup dans la désaffection qui plombe aujourd'hui la pratique.

Nous en voudra-t-on si nous tentons ici de nous inscrire en faux ? de défendre une gymnastique intellectuelle qui, par-delà ses dérives et ses imperfections, ne nous paraît pas moins constituer le meilleur rempart (peut-être le seul) aux défis d'une époque en proie aux extrémismes et à la radicalisation ? Certes, la petite musique de la dissertation tourne plus souvent qu'à son tour à la rengaine et Lévi-Strauss, encore lui, a beau jeu de stigmatiser une mélodie toujours pareille, « qui se lit tantôt en clé de sol, tantôt en clé de fa ». Du moins nous rappelle-t-elle, à l'heure où l'on répugne visiblement à relativiser ses opinions, qu'il existe plus d'une clé pour ouvrir la porte du réel. Se contraindre, quoi qu'il en coûte aux paresseux que nous ne sommes que trop souvent, à opposer une thèse à une autre, à plaider une cause qui n'est en rien la nôtre, puis à dépasser dans une synthèse ce que ce choc frontal pouvait receler de stérile, voire de dangereux, n'est-ce pas là, au fond, une allégorie de la tolérance ?

Au contraire, ces QCM dont on fait grand cas nous ont toujours semblé être à la connaissance vraie ce que la restauration rapide est à la grande cuisine : une caricature de savoir, une parodie de culture, un squelette sans chair. Une procédure bien commode, l'enseignant que nous avons été durant quarante ans n'ira pas le nier, dès lors qu'il s'agit d'échapper aux affres de la notation. Mais ces dernières vaudront toujours mieux que d'abandonner le travail à une machine qui se bornerait à compter des croix. C'est pour le coup que les allées de la connaissance ressembleraient à celles d'un cimetière !