ON EN PARLE

L'arbre qui cache la forêt

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Numéros 509/510
juillet-août 2022

De l'éternel combat que se livrent la règle et l'usage, c'est toujours celui-ci qui sort vainqueur de celle-là. En voici une nouvelle preuve, pour... couper court à vos doutes.

Naguère, il était périlleux d'évoquer en société les coupes sombres qui s'abattaient sur une malheureuse entreprise : il se trouvait toujours quelqu'un dans l'assistance pour vous faire (discrètement ?) remarquer qu'il eût mieux valu que ces coupes-là fussent claires, dès lors que vous vous apitoyiez sur le côté pourtant impitoyable dudit plan social. Trop heureux si vous vous en sortiez sans un cours de sylviculture en bonne et due forme ! Le puriste avait en effet beau jeu d'expliquer pour l'occasion qu'une coupe sombre consiste à « couper çà et là les plus forts arbres du massif d'une forêt, pour diminuer seulement l'épaisseur de la futaie ». Pour peu que l'on y réfléchisse, l'image parle d'elle-même : si le sous-bois est laissé dans le sombre, c'est que la coupe, seulement destinée à favoriser l'ensemencement naturel, a été mesurée. D'une tout autre envergure s'avèrent les coupes claires, lesquelles, comme leur nom l'indique là encore, « éclaircissent » la forêt, au sens où l'impertinent Voltaire conseillait à Philippe d'Orléans d'« éclaircir le chiffre du troupeau d'ânes qui paissaient à la cour » !

La messe semblait dite, le crime patent, et le coupable dûment identifié. À l'origine de cette confusion, l'adjectif sombre, pris par le vulgum pecus dans son sens péjoratif. Et il n'est que trop vrai que les vagues de licenciement les plus radicales (les claires, donc, stricto sensu) sont annonciatrices d'un... sombre avenir pour quiconque fait partie de la charrette. Dès lors, on pouvait penser qu'à force de pédagogie (et d'admonestations de la part de ceux qui touchent... leur bille), la vérité se ferait jour peu à peu. Que le clair prendrait la place du sombre, de même que l'infarctus avait supplanté l'« infractus », le fruste le « frustre », et la rémunération la « rénumération ».

Cependant, que lit-on aujourd'hui dans le Dictionnaire de l'Académie ? Un rappel, certes, du sens propre des deux expressions tel qu'il a été précisé plus haut. Mais aussi, dans la foulée, « Coupe sombre : fig., contrairement au sens propre, suppression très importante. Faire des coupes sombres, pratiquer de larges coupures dans un texte, de fortes réductions de crédits ou d'emplois dans un service, une entreprise, etc. Il faut pratiquer des coupes sombres dans ce rapport, dans le troisième acte de cette pièce. » Ce qui était hier dénoncé est désormais avalisé au nom d'un glissement sémantique que justifierait le passage du propre au figuré. À quoi aura donc servi de se casser si longtemps le tronc ?

En même temps, comme dira l'autre, le licencié se soucie peu que la coupe soit claire ou sombre : pour lui, elle est surtout pleine !