ON EN PARLE

2020, l'odyssée de l'espèce

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Numéro 483
mars 2020

La transsexualité n'a pas cours chez les seuls humains, elle concerne aussi les mots. Nombre d'entre eux (comté, automobile, alvéole...) ont franchi le Rubicon au cours des siècles, et nos fréquentes bévues dans ce domaine (ah ! ces soldes et cet amiante que l'on voudrait du féminin, quand nous indiquerions volontiers le chemin inverse à l'autoroute et à l'urticaire !) ne font qu'accélérer le processus.

Pour ce qui est d'espèce, la montée de testostérone est perçue comme récente : y est sans doute pour quelque chose notre propension à stigmatiser le laxisme linguistique de ces temps de décadence ! Pourtant, il n'en est rien. L'avisé Grevisse est là pour nous rappeler que le glissement vers le masculin — toujours considéré, à l'heure actuelle, comme une faute grossière, mais pour combien de temps encore ? — remonte en réalité à plusieurs siècles : Diderot évoquait déjà « un espèce de musicien » dans Le Rêve de d'Alembert, et Saint-Simon, dans ses Mémoires, « un espèce de cabinet » !

C'est que, nous explique-t-on, dans tous ces cas où espèce est flanqué d'un complément du nom, c'est ce dernier qui retient bien plutôt l'attention du locuteur et, partant, impose indûment son genre : dans les exemples susdits, musicien et cabinet ont tôt fait de prendre l'ascendant sur un mot qui, par ce qu'il traduit d'approximatif, respire l'évanescence. La preuve en est que, quand suit un verbe, c'est, conformément à la syntaxe cette fois, avec ce complément qu'il s'accorde, et non avec le féminin espèce : « Cette espèce d'olibrius s'est ouvertement moqué de moi ! »

Grevisse, encore lui, ne trouve rien de scandaleux à cela : espèce, justifie-t-il, fonctionne dans ce tour « plus ou moins comme un adjectif, jusqu'à signifier seulement "quelque chose comme", éventuellement avec une nuance péjorative, ou même jusqu'à servir simplement de renforcement ».

Dont acte. On n'en remarquera pas moins que, pour officier de la même façon, d'autres mots similaires n'ont pas, eux, jeté leur sexe avec l'eau du bain : il n'est toujours pas d'usage, Dieu des grammairiens merci, de dire que « nous avons été confrontés à une genre d'hallucination », encore moins que « cette type de réponse nous a paru déplacée » ! Le chanteur Mika a certes fait état, il y a peu sur le plateau de Quotidien, d'« un sorte de poème », mais il y a gros à parier, en... l'espèce, que l'habitude de parler anglais et la locution a sort of y soient pour beaucoup. Il semblerait donc qu'espèce paie aussi pour son initiale vocalique, d'autant plus propice à la confusion des genres que, par le biais de l'élision, elle permet de substituer aux explicites le ou la un l' des plus œcuméniques, mais à la longue ambigu !

Ce qui est nouveau, c'est qu'aujourd'hui il n'est plus même nécessaire qu'espèce soit accompagné d'un complément du nom masculin pour qu'il officialise sa sortie du placard. N'avons-nous pas entendu, sur RTL, une chroniqueuse — bien française, elle — de l'émission On refait le monde souligner que les Français, conscients que la récente réforme des retraites était prétexte à faire des économies, ne s'étaient jamais attendus à « un espèce de merveille ». Signe que le nom espèce s'est désormais affranchi de ce qui lui fait suite et qu'il a délibérément choisi de tourner mâle... À quand la confirmation dans ces chambres d'enregistrement que deviennent de plus en plus nos dictionnaires ?