CROISIÈRE SUR LE MÉKONG

Une humanité capable du meilleur comme du pire...

supplément du 24 avril 2016

Rarement voyage aura autant promis de s’accomplir à l'ombre de l'histoire. La grande, celle qui déroule ses anneaux au rythme lent des civilisations. Et une autre plus proche de nous, marquée du sceau de bien des infamies. Il s'en faut pourtant que ce passé pèse sur les consciences : ni la grandeur ni l'horreur ne sont oubliées, mais les transfigurent appétit de vivre et foi en l'avenir.

La grande histoire, c'est naturellement Angkor. Ce haut lieu de l'art khmer et de l'art tout court, plutôt bien conservé jusqu'ici — mais le tourisme de masse ne promet-il pas des ravages autrement redoutables que ceux du temps ? —, vous laisse d'autant moins de chances qu'il vous empoigne à votre descente d'avion, la tête encore pleine de tarmacadam. Vous seriez-vous juré d'arborer devant ces cathédrales de la jungle l'air blasé de l'Obélix franchouillard, sur l'air du « tout ça ne vaut pas un beau menhir », que vous feraient aussitôt honte la sereine majesté des lieux, la précision diabolique des bas-reliefs, les insondables ressources de l'homme chaque fois que ce dernier se voit assigner une tâche qui le dépasse. La nature, obstinée, sûre de sa victoire finale, a beau recouvrer peu à peu ses droits, à l'instar de ces fromagers qui, comme autant de poings vengeurs, referment leurs colossales racines sur ces vestiges de l'arrogance humaine, elle ne fait qu'honorer un peu plus le Sisyphe qui, dans sa révolte magnifique, s’ingénie à la braver.

L'autre histoire est moins glorieuse. Elle raconte une apocalypse plus récente, comme seul l'homme encore, quand il décide de se faire bête plutôt qu'ange, est capable d'en déclencher. Pour s'en convaincre s'il en était besoin, il suffirait de visiter, au plein cœur de la capitale cambodgienne, le camp S-21, aujourd'hui musée consacré à cet authentique génocide qu’auront perpétré, quatre ans durant, les Khmers rouges de Pol Pot. Terrible symbole que ce lycée, lieu de culture et, partant, de tolérance, méthodiquement transformé en centre de torture et d'extermination. Le regard incrédule des malheureux photographiés avant leur exécution, dont le seul crime était de passer pour intellectuels et donc bourgeois, est de ceux qui vous hanteront longtemps : ils rappellent qu'entre idéologie et barbarie la rime est souvent moins pauvre qu'il n'y paraît.

Mais ce passé-là, si lourd qu'il s'avère à porter pour les familles des victimes (plus d'un million entre 1975 et 1978 !), n'étouffe pas les cœurs. Le bouddhisme oblige au pardon. Les Cambodgiens — qui eurent encore à subir, et pendant plus de dix ans, l'occupation vietnamienne — sont peu à connaître Électre et Giraudoux, mais ils savent d'instinct qu'aux plus ensanglantés des crépuscules succède toujours l'aurore. Elle se dessine déjà dans leur sourire, dans celui de leurs enfants surtout, lesquels, crayon et papier quadrillé à la main, reviennent dans un joyeux brouhaha de l'école. C’est à eux, désormais, de mener leur barque...

 

Retrouvez cet article (avec les photos qui l'accompagnent) dans sa présentation originale, tel que La Voix du Nord l'a publié.