KENYA

Le pays où la vie vous devient plus chère

supplément du 11 mai 2008

Il est des destinations qui dépaysent. Qui, le temps d’une trop brève villégiature, vous libèrent d’un quotidien décevant parce que trop vu, trop su. Il en est d’autres qui régénèrent. Certaines même — n’est-ce pas là ruse suprême de la vie ? — vous donnent bientôt la force d’affronter d’autres déserts, en quête d’improbables oasis. Il en est peu, en revanche, qui vous rendent à vous-même. Le Kenya, par excellence, est de celles-là.

Il faut, au petit matin qu’une tradition littéraire bien établie veut blême, s’être hissé dans une des nacelles qui, chaque jour que Dieu fait, vous offrent de survoler ce raccourci de la création qu’est le parc national de Massaï Mara pour comprendre ce besoin, exprimé dans ces mêmes lieux par Joseph Kessel, de se voir « admis dans l’innocence et la fraîcheur des premiers temps du monde ». Insensiblement, le sol s’est dérobé. Avec lui, aussi vite que sous vous s’éparpillent les impalas qu’effraie le rugissement sporadique du brûleur, les certitudes de l’homme blanc, persuadé depuis toujours, dans sa candeur crasse, que l’univers est son bien propre. Impression tenace, au contraire, et presque douloureuse, que la pièce, cette fois, ne se joue pas pour vous. Que ce n’est pas pour vous que l’un après l’autre se déchirent les voiles de la nuit. Ici, le lion n’est pas un roi d’opérette, appelé à ne régner que sur les salles obscures. Il ne daigne pas seulement lever la crinière en direction de ce dragon d’un nouveau genre qui salit de son arrogance multicolore le bleu du ciel. Tout à l’heure, époustouflant de morgue, l’éléphant non plus n’aura pas un regard pour le « brunch » (nous sommes ici en terre anglophone) qui s’improvise pourtant à quelques dizaines de mètres de lui, là où, comme à regret, la montgolfière a suspendu son vol. Le champagne vous attend bien, mais il n’est que trop clair que c’est pour trinquer à l’humilité retrouvée.

Quand bien même les caprices du ciel ne vous permettraient pas de recevoir des airs cette salutaire leçon de modestie, les cours de rattrapage, que l’on se rassure, ne manquent pas au ras du sol. Si, pour beaucoup, le Kenya peut prétendre au statut de paradis, ce n’est pas à la manière de ces ailleurs baudelairiens où, nous susurre le peu qui subsiste de nos chères études, tout est « ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Certes, on l’aura compris, la beauté est partout. Dans ces paysages qui récitent avec un égal talent l’harmonie et les contrastes. Chez les maîtres du lieu, ces guerriers massaïs dont Kessel, encore lui, salue la « démarche princière, paresseuse et cependant ailée », ainsi que « cette façon superbe de porter la tête et la lance et le morceau d’étoffe qui, jeté sur une épaule, drape et dénude le corps à la fois ». Au cœur de ces jeux qui mettent aux prises les pensionnaires de la savane et dont la seule mise qui vaille est la vie : sauvages toujours, cruels souvent. Tels, en tout cas, qu’aux premiers jours de cette humanité dont l’Afrique, à juste titre, se dit le berceau.

L’ordre, on y travaille en haut lieu. Au point de s’essayer, entre président et chef du gouvernement, à une cohabitation qui n’est pas vraiment dans les habitudes de la maison kényane. Car si le calme règne, les événements de ces derniers mois ont prouvé qu’il pouvait quelquefois précéder la tempête. Quant au luxe, on s’en serait douté, mieux vaut le chercher du côté des « lodges » ou des confortables camps de toile qui, au fin fond des parcs et des réserves, accueillent le touriste en mal de safari que chez l’indigène, dont les conditions de vie restent souvent précaires, pour ne pas dire moins. Pour autant, pas la moindre résignation dans les regards. De rancœur, pas davantage. Les yeux des écoliers, schtroumpfs encapuchonnés de vert ou de mauve, pétillent de malice sous une pluie tropicale de saison. Le salut de leurs aînés, nouveaux Sisyphes qui arpentent inlassablement, comme si le sort du monde en dépendait, les bas-côtés d’un fantôme de route, est sans arrière-pensée.

On se salue beaucoup au Kenya, de façon autrement spontanée que dans nos rues, plus lisses que polies. Pour un peu, on se surprendrait à frémir, à l’idée de les retrouver bientôt.

C’est que l’on était venu chercher l’espace, et l’on a trouvé le temps. Temps de se voir, de s’adresser la parole. De vivre au diapason de la nature. Sentiment d’adéquation au monde que Karen Blixen, autre Africaine d’adoption, traduisait de cette formule tout empreinte de sérénité stoïcienne : « Je suis bien là, où je me dois d’être. »

Au fond, n’est-ce pas ce que le poète entendait par volupté ?

 

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