Lecture du palmarès
du concours Paul-Hazard

Théâtre de l'Orphéon d'Hazebrouck, 29 septembre 1991

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,

Vous l'avouerai-je ? Quand le président Hennebelle m'a confié, en juin dernier, qu'il me faudrait prononcer cette année le traditionnel « discours académique sur la poésie » (je cite ses propres termes), l'angoisse l'a bien vite disputé à la fierté. Fierté dans la mesure où je devenais, du même coup, le « recordman » de l'épreuve : peu s'en souviennent sans doute, mais en 1981 déjà, dans la tabagie d'à côté, j'avais tenu quelques propos forcément fumeux sur le décès, alors tout récent, de ce poète pas comme les autres nommé Brassens. La chose s'était faite sans pupitre et à bâtons rompus (je devrais dire « à bûches rompues », en mémoire de celui qui chanta l'Auvergnat), mais elle suffit pour qu'à tout jamais ma biographie personnelle s'enorgueillisse de cet exploit peu commun : si Romain Gary, en trichant, a obtenu deux fois le Goncourt, l'histoire retiendra que Bruno Dewaele, sans tricher, aura par deux fois présidé le Paul-Hazard !

Fierté, donc, mais aussi angoisse. D'abord parce que, ceux qui me connaissent un tant soit peu le savent, je suis au discours académique ce que Denise Fabre est au rire distingué : le sérieux ne m'habite jamais très longtemps, et si ma condition d'enseignant me contraint de temps à autre à un rôle de composition — il faut bien vivre —, j'évite soigneusement toute heure supplémentaire, à commencer par le dimanche matin. Ensuite et surtout parce qu'à la différence des brillants orateurs qui m'ont précédé à cette chaire, rien, dans mon passé, ne m'autorise à aborder un tel sujet : j'ai bien commis quelques vers — j'allais dire « perpétré », comme s'il s'agissait là d'une mauvaise action ! —, mais à cette époque de la vie où la puberté nous tient lieu d'inspiration et d'excuse... Je les ai aussitôt confiés aux Éditions du Tiroir, une maison sérieuse dont Giscard a malheureusement connu l'adresse trop tard, et qui, si elle ne m'a valu qu'une notoriété des plus restreintes, ne m'en a pas moins mis, et pour longtemps, à l'abri du ridicule... Pour avoir lu beaucoup d'excellents vers depuis lors, et notamment les vôtres puisque j'ai eu la primeur du palmarès, je sais que j'ai bien fait de ne pas encombrer davantage un marché de l'emploi déjà copieusement saturé !

Seulement voilà : un tel honneur ne se refuse pas, c'est vous dire si je me suis trouvé de mauvaises raisons d'accepter !

Je me suis dit en premier lieu que s'il était absolument nécessaire d'être compétent pour prendre la parole, cela se saurait depuis longtemps, et il est plus d'un domaine de notre vie publique qui aurait réappris les vertus du silence...

Je me suis souvenu ensuite que notre orthographe — un domaine où, de l'avis de certains, je me débrouille un peu mieux — n'était pas dépourvue de poésie, pour peu que l'on consentît à donner à ce terme son sens large. Si l'on veut bien admettre, en effet, que la poésie, c'est ce superflu qui nous rend la vie supportable, ce « supplément d'âme » qui nous préserve de l'utilitaire, le dictionnaire, avec ses lettres qui ne se prononcent pas, avec ses accents circonflexes pour faire joli, avec ses passés simples... si compliqués, reste, sans conteste possible, le best-seller poétique de ces dernières années. Un écrivain du XXe siècle n'affirme-t-il pas, comme pour étayer mon propos, qu'« un chef-d'œuvre de la littérature, ce n'est jamais, au fond, qu'un dictionnaire en désordre » ? Soyons assurés, en tout cas, que le jour où les énarques de tout poil seront parvenus à mettre de l'ordre dans ce qui n'en demande pas toujours, l'ordinateur y aura gagné beaucoup plus que la poésie !

Dans le même ordre d'idées, et pour m'en tenir, là encore, au maigre champ de mes compétences personnelles, j'aurais pu me rappeler que la frontière entre l'humour et la poésie était, elle aussi, des plus lâches. Comment, en effet, dès lors que le génie s'en mêle, dénicher la part qui revient à la poésie et celle qui relève de l'esprit, par exemple dans cette phrase que nous devons à Jean Cocteau : « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images » ?

Mais c'est peut-être de jeter un regard rétrospectif sur ma déjà longue carrière d'enseignant qui m'aura le plus rassuré. Quand on s'est entendu dire, par un candidat au baccalauréat, et sans rire, qu'Albert Camus avait écrit, pour promouvoir sa célèbre philosophie de l'absurde, « Le Mythe de Syphilis » ; quand, pour illustrer le mot crête dans une courte phrase, un élève de premier cycle est capable d'écrire, ce que ne désavouerait pas le regretté Pierre Dac : « Ma poule a une crête, c'est un coq » ; quand, enfin, à la question on ne peut plus classique : « Que savez-vous de Rimbaud ? », on vous répond, au risque de vous renvoyer dans les cordes : « Il y a Rimbaud 1, Rimbaud 2, Rimbaud 3... », on se dit que, décidément, ce métier parfois si prosaïque est en réalité une source presque intarissable de poésie !

Au demeurant, et n'en déplaise à tous ces grands noms que, sans la moindre vergogne, je convoquai à la barre de ma mauvaise foi, c'est finalement Georges Hennebelle qui aura le mieux plaidé ma cause : ne devait-il pas assortir son invitation de quelques mots de nature à m'ôter tous mes complexes ? « Avec vous, m'a-t-il glissé dans le creux de l'oreille, dans la mesure où vous n'êtes pas un spécialiste, ce sera forcément différent de ce que l'on a entendu jusqu'ici ! »

Très vite, pourtant, j'allais mesurer la terrible responsabilité dont j'étais investi. En acceptant le rôle du Candide de service, je me voyais du même coup condamné à faire œuvre résolument originale ! À quoi servirait, en effet, de redire ce qu'ont dit avant moi, et tellement mieux que je ne pourrais jamais le faire, un professeur émérite de l'Université, une poétesse confirmée, un vice-président de la Société de littérature du Nord, un inspecteur départemental de l'Éducation nationale, un mécène passionné de belles-lettres, et j'en oublie nécessairement ? À quoi servirait, sinon à décevoir le président Hennebelle, de vous inonder de phrases lénifiantes, lesquelles tendraient à vous convaincre de ce dont, au fond, vous avez toujours été persuadés, à savoir que la poésie est la perle de la pensée (ce n'est pas moi qui le dis, c'est Vigny), ou encore que tous les poètes ils sont beaux, tous les poètes ils sont gentils (ce n'est pas Vigny qui le dit, c'est Jean Yanne). À la limite, j'aurais l'impression de copier. Il ne me restait plus, par conséquent, et à mon corps défendant, croyez-le bien, qu'à prendre le contre-pied de tout ce qui s'est dit jusqu'ici, à savoir que si j'aime passionnément les poètes, c'est un peu de la façon dont j'aime ma femme : parce qu'elle est bourrée de défauts !

Et ne criez pas trop vite à l'exercice de style, ne m'accusez pas à la légère de cultiver le paradoxe : après tout, les défauts de nos semblables ne se révèlent-ils pas infiniment plus captivants que leurs qualités ? Vous me pardonnerez, j'en suis sûr, une brève incursion dans un genre que l'on a longtemps tenu pour mineur, la bande dessinée : n'avez-vous jamais été frappés par le fait que ce ne sont pas les héros, irréprochables, incorruptibles, « bien propres sur eux », comme on dirait dans nos Flandres, qui laissent la trace la plus durable dans nos cœurs ? Ce ne sont pas les Astérix, les Tintin, les Lucky Luke que l'on plébiscite. Ceux-là, à force de perfection, sont ennuyeux comme la pluie. On leur préfère au contraire les seconds rôles, Obélix le vantard, Haddock le soiffard, ou même Rantanplan, le chien débile. Et il n'est point besoin d'avoir son DEUG de psycho pour en deviner la raison : le défaut, c'est tellement plus humain ! Laissons les qualités aux dieux, qui doivent se morfondre mortellement dans leur Olympe, et bénissons le Ciel de nous avoir fourni de quoi éprouver notre indulgence...

C'est pourquoi, définitivement rassuré sur le sens de ma démarche, persuadé cette fois de faire œuvre utile, en ne copiant ni n'étant copié de personne, stimulé par la perspective de tester au passage votre sens de l'humour (nul besoin d'applaudimètre, il sera inversement proportionnel au nombre de tomates que j'aurai reçues d'ici à ma conclusion), je me suis mis en quête de vos défauts.

La vérité m'oblige à dire qu'en un premier temps je n'ai eu qu'à me baisser pour ramasser... Au dire de beaucoup, le poète serait d'abord un être peu sociable. Baudelaire, qui longtemps se plaignit d'être un pitoyable albatros persécuté par son entourage, n'hésitait pas à escalader les barricades de 1848 pour y crier à la cantonade qu'il fallait aller fusiller le général Aupick, lequel n'était autre que son beau-père. Ce doit être ce que l'on appelle l'esprit de famille. Arthur Rimbaud, ce pur génie dont on s'apprête à fêter le centenaire de la mort, n'était guère plus diplomate. Quand il n'affublait pas sa mère du délicat surnom de « bouche d'ombre », il traitait ouvertement de « vieux cons » ses confrères parisiens, qui lui avaient pourtant ouvert les bras. Quant à l'auteur de Sagesse, ce Paul Verlaine que la tradition nous dépeint le plus souvent entre deux eaux — je devrais dire entre deux absinthes —, il n'est un secret pour personne qu'il lui arrivait de faire des cartons au revolver, jusques et y compris sur ses propres amis !

Car ces êtres sensibles peuvent, pour peu que les circonstances s'y prêtent, se muer en dangereux exaltés. J'ai entendu vanter un jour, à cette même tribune, le pacifisme foncier des poètes. Voire ! Il n'est que de relire ce qu'écrit Giraudoux dans La guerre de Troie n'aura pas lieu : « Dès que la guerre est déclarée, affirme-t-il, impossible de tenir les poètes. La rime, c'est encore le meilleur tambour. » Une citation qui ne surprendra que ceux qui n'ont jamais exhumé, du fin fond de leurs greniers poussiéreux, les chansons patriotiques de la fin du siècle dernier, où l'on bouffait du Boche tout en pleurant sur nos cigognes captives. La rime n'en est pas toujours riche, c'est vrai, mais le message aurait suffi, croyez-moi, à faire rougir le général Bigeard en personne !

Autre défaut dont la tradition n'a pas hésité à déguiser les poètes et que je ne manquai pas, dans mon incorrigible lâcheté, de récupérer pour mon propre compte, leur légendaire immodestie. Victor Hugo, ce monstre sacré en qui André Gide voyait le plus grand poète français, non sans accompagner aussitôt son appréciation d'un « hélas » qui en disait déjà long, se prenait carrément pour Dieu sur terre, et lui n'avait pas même l'excuse du Bébête show ! Au reste, trouvez-moi un poète, un seul, grand ou petit, célèbre ou inconnu, qui ne soit viscéralement, au plus profond de lui-même, convaincu de la supériorité de son art sur toutes les autres formes d'expression ? Je m'en voudrais de citer cet organisateur de concours qui me répondit un jour que rien n'avait été prévu pour la prose ; mais, qu'à cela ne tienne, il me suffirait sans doute d'introduire un semblant de rythme dans mes phrases pour parvenir enfin à écrire de la poésie. Inutile de vous préciser que je n'ai pas donné suite, me contentant à part moi de plaindre sincèrement Chateaubriand, cet infortuné qui crut, sa vie durant, que ses phrases, pour être de prose (nul n'est parfait !), n'en recelaient pas moins une bonne dose de musique... Pour le cas, enfin, où vous vous réfugieriez, pour votre compte personnel, dans les constats rassurants du style : « L'immodestie, ça n'arrive qu'aux autres », je n'ose imaginer ce qui se passerait si tout à l'heure, une fois que le palmarès aura été proclamé, et au risque de verser des droits d'auteur à Danette, je m'écriais : « Que tous ceux qui ne sont pas pleinement satisfaits se lèvent ! » Ne resteraient assis, n'en doutez pas, que les personnalités, les premiers prix... et ceux qui sont un peu durs d'oreille. Reconnaissons qu'en cela encore les poètes ne se distinguent pas de la masse des créateurs et qu'ils sont, au même titre qu'eux, les disciples de l'Oronte du Misanthrope : prêts à tout entendre au sujet de leur œuvre à condition, cela va sans dire, que ce soit du bien !

Mais vous avez déjà compris, pour peu que vous m'écoutiez encore, que je ne faisais, en énumérant vos défauts de surface, que vanter vos qualités profondes : ne faut-il pas croire en soi, parfois aveuglément, pour parvenir à quelque chose ? L'art peut-il s'épanouir ailleurs que dans les excès ou dans l'exaltation ? Et un sale caractère, n'est-ce pas d'abord un caractère tout court ?

Ébranlé, je risquai, avec ce sursaut d'énergie que peut seul conférer le désespoir, une dernière banderille : vous autres, les poètes, vous êtes anachroniques.

Anachronique, votre amour des mots à l'heure du fast-food et de la console Nintendo...

Anachronique, votre désir de rendre, à l'instar de Mallarmé, « un sens plus pur aux mots de la tribu », et ce à une époque où fleurit le jargon chébran des technocrates. Que peut, je vous le demande, votre « bouquet de houx vert et de bruyère en fleur » face à ce qui se jacte, chaque jour, dans les milieux vraiment câblés ? Quelque chose comme « Il y a une exponentielle importante de la part des mécènes, ce qui est un peu le challenge » ou « Il y a une dynamique ascendante des synergies mais il y a des potentialités qui ne créent pas de synergies au niveau micro... » Écoutez la différence, comme on dirait à France Inter !

Anachronique, votre attachement à la musique du vers, votre respect des « e » muets et de la diérèse quand personne, à l'autre bout de la chaîne, ne se mêle plus de les prononcer : à quel infarctus ne succomberait pas Baudelaire s'il entendait lire aujourd'hui, par un aspirant bachelier, son vers tout de fluidité : « Va te purifier dans l'air supérieur » ! Dans les cas graves, cela donne : « Va t'purifier dans l'air supérieur », du ton dont on dirait, au clochard qui passe par là : « Va t'laver les pieds, et ne les remets pas par ici ! » Bref, après le septième ciel, le cinquième sous-sol.

Anachronique, cette poursuite obstinée de la reconnaissance littéraire en ces jours troublés où l'on publiera toujours plus volontiers les bains de siège d'une Rika Zaraï que vos vers, fussent-ils, eux, de la plus belle eau. Il est vrai que le phénomène n'est pas nouveau ; Jean-Louis Commerson ironisait déjà, il y a plus d'un siècle : « Voulez-vous être très connu ? faites des dettes ; voulez-vous être inconnu ? faites des vers. »

Anachronique, enfin, votre participation au concours Paul-Hazard. Elle vous vaudra, c'est vrai, de remporter dans quelques instants de beaux livres, voire une médaille de poids que vous devrez à la générosité de l'Orphéon, de la Ville et des mécènes hazebrouckois. Mais franchement : quand on pense que pour empocher 100 000 F, il vous aurait sans doute suffi, sur TF1 ou ailleurs, de répondre à une question du genre : est-il exact que 33% des femmes entre 18 et 50 ans ont recours aux porte-jarretelles, on mesure mieux l'étendue de votre désintéressement !

Anachronique vous êtes, donc, et vous avez compris que je voulais dire éternels. Ce défaut-là, à l'image des précédents, n'est que l'envers, en définitive, de votre plus belle qualité : vous survivrez aux modes, vous résisterez au temps et la roue de la Fortune aura depuis longtemps rouillé sur son socle que vous serez toujours là, imperturbables, à enfiler des perles sur le collier de vos rêves, à tricoter ces strophes qui vous tiennent chaud au cœur.

Quant à moi, dont le discours se termine et qui sais pertinemment, à présent que je suis repéré, qu'il ne me sera pas donné une troisième chance de me sentir un tant soit peu des vôtres, je mesure à quel point j'ai raté le train de l'histoire. Je pensais pourtant avoir un certain don pour les causes perdues, ayant épousé, non pas ma femme — esprits mal tournés que vous êtes ! — mais l'enseignement, alors que le métier se dévalorise, mais le français quand il n'est plus question que de mathématiques, mais l'orthographe, à l'heure où elle se trouve sérieusement contestée. Quand la poésie est passée, j'ai dû avoir un instant de distraction. Il me semble pourtant que j'avais tous les défauts requis : pour ce qui est du sale caractère, demandez à mon entourage ; côté immodestie, le seul fait que j'aie pu écouter jusqu'au bout, et sans sourciller, le portrait par trop flatteur de Jacques Messiant, un portrait dithyrambique qui, mais vous l'aviez compris, n'a d'autre excuse que celle de l'amitié, plaide suffisamment en ma faveur. Quant à l'anachronisme, demandez à mes élèves ce qu'ils pensent d'un prof qui, en 1991, préfère le costume-cravate au jean quasi réglementaire ! En revanche, il devait me manquer quelques-unes de vos qualités : le talent sûrement, le courage peut-être. Toujours est-il que si, comme je l'ai lu quelque part, la poésie c'est la religion sans l'espoir, mon ambition se limitait aujourd'hui à vous prouver que, tout en n'étant pas pratiquant, je n'en restais pas moins croyant. Histoire de filer cette métaphore qui vous est si chère, vous servez, tous autant que vous êtes, du modeste curé de campagne qui se verra dans un instant encouragé au prélat qui collectionne les honneurs et les prix, le dieu le plus exigeant qui soit : celui du Beau. Soyez-en fiers et sachez rester vigilants : je crains que de ce côté-là la foi, hélas, ne manque à beaucoup.

Ite missa est. Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous remercie de votre indulgente attention... et vous félicite pour votre humour !