La passion des mots

Pavillon Saint-Sauveur,
Lille, 28 novembre 2006

Mille mercis, Jean-Marie Degroote, pour ces paroles trop aimables et qui m’auront même, à l’occasion, fait rougir, ce qui prouve déjà que j’ai la passion des mots qui me flattent ! Je m’en voudrais, dans le même mouvement, de ne pas remercier la nombreuse assistance. Je ne vais pas vous la jouer à la Jean-Claude Brialy, dans le plus pur style « Tous mes amis sont là », mais il n’est que trop vrai que votre présence m’encourage et me réconforte au moment de me lancer dans une entreprise que je connais mal, pour ne la pratiquer qu’exceptionnellement. Il ne s’agit pas en effet aujourd’hui, et pour peu que j’aie percé à jour les habitudes et les intentions de la Fondation de Lille, de prononcer doctement, ex cathedra, une conférence mais bien plutôt de partager une expérience, de vous faire accéder aux coulisses d’un parcours, si modeste qu’il soit en ce qui me concerne. Un défi à la fois excitant et angoissant. Excitant parce que — au diable la fausse modestie ! — nous sommes nombreux à penser, sans toujours oser l’avouer ni même se l’avouer, qu’il ne saurait y avoir de sujet plus passionnant que nous-mêmes. Mais aussi angoissant, car je n’aurais garde d’oublier ce que me répétait mon professeur de lettres d’il y a quarante ans, paix à son âme, à savoir que « le moi est haïssable ». Une mise en garde qui avait surtout pour dessein, si mes souvenirs sont bons, de nous dissuader d’employer le pronom « je » dans nos dissertations : on nous obligeait à l’époque à user du « nous » dit de modestie. Une exigence qui, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, n’a plus cours aujourd’hui, les correcteurs étant déjà fort aises quand ils constatent que le pronom « je » a, comme il se doit, été orthographié j-e et non pas j-e-u ! Mais j’anticipe là sur ce qu’il me faudra probablement développer tout à l’heure...

 

On comprendrait difficilement, sur un thème de ce type, que je ne commence pas, vieux réflexe universitaire, par me pencher sur les mots-clés du sujet, et force est de constater que, sous des apparences plutôt flatteuses, ils sont tous deux empreints d’une connotation passablement péjorative.

 

Les mots, c’est bien souvent ce qui s’oppose à la réalité, aux choses sérieuses. À quelqu’un qui vous fait des promesses en l’air et qui cherche à vous en faire accroire, on répond : « Ce ne sont que des mots ! ». De quelqu’un qui n’agit pas, qui se complaît dans ses fantasmes, on dit qu’il « se paye de mots ». Et combien de fois ne nous a-t-on pas incités à préférer le grain des choses à la « paille des mots » !

 

La passion, ce n’est guère mieux. Nous n’en sommes plus, certes, au XVIIe siècle où la passion d’un Alceste pour une Célimène était raillée, tournée en ridicule par nos classiques. Les romantiques, heureusement pour une fois, sont passés par là, et ont à tout le moins réhabilité la passion amoureuse. Mais, pour le reste, ce n’est toujours pas brillant : « état affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie de l’esprit », nous dit le Petit Robert, qui ajoute un peu plus loin, en guise de coup de grâce : « opinion irraisonnée, affectivité violente qui nuit au jugement ». On n’est pas plus aimable !

 

On imagine sans trop de peine ce que pourra engendrer le mariage de ces deux éclopés, de ces deux « bras cassés » de notre lexique, et je ne sens que trop qu’un passionné des mots ne peut décemment afficher d’autre prétention, ce soir, que de plaider d’entrée de jeu coupable et de réclamer l’indulgence du jury que vous êtes...

 

Il n’est point besoin de s’appeler maître Collard pour vous dire que, si vous voulez obtenir les circonstances atténuantes, le plus sûr est encore de remonter à l’enfance. Eh bien, j’ai eu une enfance malheureuse, car envahie par les lectures de toutes sortes. Il faut préciser que sur ce point je ne manque pas d’excuses : la console Nintendo n’existait pas, la Playstation non plus ! De surcroît, et pour que vous compreniez mieux ce que ma conduite doit à la fatalité, j’ai été foudroyé très jeune par une attaque de varicelle qui, selon une légende familiale tenace, m’aura valu d’apprendre à lire seul : la maîtresse, pour consoler le grand anxieux que j’étais déjà, m’avait confié deux cahiers de lecture Clair matin, qui narraient les aventures un tantinet nunuches de Simone et Tobi. Loin de moi l’idée de m’immiscer, si peu que ce soit, dans le débat actuel qui oppose tenants et adversaires de la globale, mais je crois bien, au risque de conforter M. de Robien dans ses choix, qu’il s’agissait là d’une syllabique pure et dure : S,I SI, M,O MO, N,E NE ! Je suis donc tombé dans la marmite des mots quand j’étais petit mais, à la différence d’Obélix, cela ne m’a nullement empêché de continuer à consommer régulièrement de cette potion magique qui valait plein de copains à l’enfant désespérément unique que j’étais (je crois d’ailleurs me souvenir que deux d’entre eux s’appelaient Sylvain et Sylvette).

 

Jusque-là, me direz-vous, rien que de très banal. L’est un peu moins le fait que j’ai eu très tôt le respect des mots, de leur forme et de leur signification. Là où un enfant normal n’aurait demandé aux mots que ce qui lui était indispensable pour suivre l’histoire et se serait copieusement aidé du dessin, je me souviens, obsessionnel que j’étais probablement déjà, de mon intransigeance à connaître le sens précis de tous ceux que je rencontrais pour la première fois. Je vous laisse imaginer ce que cette pourtant louable curiosité intellectuelle provoqua d’admiration d’abord, mais d’agacement ensuite, dans mon entourage immédiat, constamment sollicité. Un sens déjà développé de la psychologie me convainquit rapidement que je ferais mieux de m’en remettre à un livre magique, dans lequel on avait eu l’idée lumineuse de classer les mots par ordre alphabétique — ça s’appelait un dictionnaire et ça venait de sortir ou presque. Dites-moi combien d’enfants d’aujourd’hui sont incapables d’entamer leur manga sans avoir à portée de main droite un dictionnaire et je vous expliquerai pourquoi le niveau d’orthographe est tombé à ce qu’il est aujourd’hui.

 

Je ne vous étonnerai pas outre mesure en vous révélant dans la foulée que, mises sur de tels rails, mes études furent essentiellement littéraires. On a bien tenté, au tournant de la seconde, car le préjugé favorable aux études scientifiques pesait déjà en 1965, d’échanger mes lettres contre des chiffres, mais le désastre fut tel qu’on en abandonna très vite l’idée. J’aurais pu à la rigueur m’accommoder des mathématiques, dont j’ai toujours admiré et envié la logique et la rigueur, mais les sciences naturelles, la physique et la chimie représentaient pour moi le cauchemar absolu. J’ai toujours eu une sainte horreur du concret, et il faut peut-être voir là une des raisons cachées de mon amour irraisonné pour les mots : ils ont sans doute constitué pour moi, et plus ou moins consciemment, un refuge. Encore aujourd’hui, ils sont cause que c’est ma femme qui taille la haie et tond la pelouse mais c’est une autre histoire. L’ironie du sort, car le sort souvent se venge, c’est que j’ai mis au monde, avec la collaboration de ma femme un jour où la pelouse n’était pas à tondre, ce qui bien plus tard deviendrait un agrégé de sciences physiques, lequel, à l’heure où je vous parle, donne sans doute un cours aux normaliens de Lyon. Mais c’est bien connu : on est toujours puni par où l’on a péché !

 

Bardé de son agrégation de lettres, que vouliez-vous qu’il fît ? Qu’il mourût ! aurait répondu le grand Corneille. Qu’il entrât dans l’enseignement, objecteront plus prudemment les sages qui savent que l’on ne peut pas jouer Horace tous les jours. Et voilà comment, piégé par les mots, escorté par eux, votre serviteur embrassa une carrière que vaille que vaille il poursuit encore aujourd’hui, et qu’il poursuivra jusqu’à ce que mort s’ensuive pour peu que les déplorables exemples anglais et allemand concourent à repousser l’âge de la retraite au-delà du raisonnable.

 

Vous avez déjà compris que ce n’est pas poussé par une vocation irrésistible que j’ai opté pour ce qu’il est convenu d’appeler le plus beau métier du monde. J’ai trop de respect pour mon père, que j’ai vu enseigner la musique à des enfants qui ne savaient pas même lire, s’aidant des doigts de leurs mains pour figurer les lignes de la portée ; et pour mon fils, que j’ai vu tenter d’inculquer des rudiments de mathématiques à sa sœur, pour ne pas sentir que, dans ce domaine, j’aurai été le maillon faible de la famille. Pour tout vous dire, je crois que je suis un peu trop égoïste pour faire un bon enseignant. Pour autant, je ne manquais pas d’armes et j’en ai abondamment joué : ce peu d’humour que quelques-uns se plaisent à me reconnaître et qui fait que, si j’en crois la rumeur publique, on ne s’ennuie pas systématiquement dans mes cours (j’ai d’ailleurs fait mienne l’incontestable maxime qui prétend que « la plus perdue de toutes les heures, c’est celle où l’on n’a pas ri ») ; une maîtrise relative de la langue, du reste acquise sur d’autres fronts que celui de l’enseignement, et qui aura fait que, faute de toujours le parler, les élèves auront entendu un français à peu près correct ; sans oublier une exigence formelle de tous les instants, que je me garderai bien de porter à mon crédit tant elle me paraît relever, avec le recul, de la maniaquerie, voire encore une fois du trouble obsessionnel compulsif. Vous me direz que ce n’est pas grand-chose, mais, fortifié du fol espoir de faire partager aux chères têtes blondes votre amour des mots et des belles-lettres, cela peut vous aider à survivre dans cet univers impitoya-a-ble.

 

Je mentirais d’ailleurs en passant sous silence les vives satisfactions intellectuelles que j’en ai retirées au cours des ans. S’entendre expliquer par un élève de première qu’Albert Camus a écrit « le Mythe de syphilis » vaut tous les passages au grand choix ; s’entendre répondre, par un autre élève que vous venez d’interroger sur les œuvres d’Arthur Rimbaud, qu’il y a eu Rimbaud 1, Rimbaud 2 et Rimbaud 3, ça vous fait des souvenirs pour vos vieux jours. Et je ne parle pas de ces coups de génie, le plus souvent involontaires mais quand même, qui un jour ou l’autre vous laissent abasourdis. Pour ne prendre que cet exemple, je n’oublierai jamais cet élève de 3e qui, s’étant vu prier de réutiliser, dans une phrase de sa composition, le mot crête dans un sens différent de celui qu’il avait dans la dictée, à savoir « ligne de faîte d’une montagne », m’avait proposé cette création en tout point digne de l’absurde que maniait incomparablement le regretté Pierre Dac : « Ma poule a une crête : c’est un coq. » Le plus terrible de l’histoire, c’est qu’en dépit de toutes les ficelles pédagogiques sur lesquelles j’ai tiré pour la circonstance, je ne suis jamais parvenu à convaincre l’élève en question que sa phrase ne tenait pas debout !

 

Mais vous avez déjà compris que c’est par pudeur que je ne vous livre pas ici les authentiques satisfactions de ma carrière. La plus belle étant sans doute la réflexion de cette candidate que j’interrogeais au lycée Ribot de Saint-Omer, dans le cadre des épreuves orales du bac. Celle-ci m’avait expliqué en substance qu’elle n’avait pas compris dans le détail le poème de Nerval que je lui avais soumis (pour tout vous avouer, moi non plus), mais que cela ne l’empêchait pas, je la cite, de « trouver ça beau ». Je crois me souvenir que je lui ai mis une excellente note parce que cette élève me semblait avoir senti l’essentiel, à savoir qu’un poème vaut d’abord par la musique de ses mots. Il se trouvera probablement dans cette salle des briscards à qui on ne la fait pas si facilement, et qui penseront à part eux que je me suis laissé émouvoir par une finaude dont l’admiration, vu les circonstances, n’était peut-être pas si désintéressée que cela, mais vous n’en voudrez pas à un prof, si souvent confronté à la dure réalité, de se cramponner, avec l’énergie du désespoir, à la première occasion de rêver.

 

Cela dit, ces satisfactions, est-il besoin de le préciser, pèsent peu, à l’heure du bilan, en regard de cette dénonciation unilatérale de contrat dont s’est à mes yeux rendue coupable une Éducation nationale tombée, depuis lors, sous la coupe des pédagogues et des docteurs ès sciences de l’éducation. La transmission du savoir n’est plus, on le sait, la priorité de l’enseignement d’aujourd’hui où, sous prétexte d’« apprendre à apprendre », on n’apprend plus rien du tout ou presque. Et comme, dans le même temps, on a pratiquement banni de nos classes, comme profondément ringarde et dépassée, la notion d’effort — vous ne voudriez tout de même pas que ces « lieux de vie » que sont heureusement devenus nos collèges et nos lycées redeviennent des « lieux de travail » ? —, on obtient, notamment dans le domaine de l’expression écrite, les brillants résultats que vous savez. Mais peu importe puisque la tendance, de nos jours, on l’a encore constaté avec les résultats du bac 2006, est plus à rapprocher le piano qu’à avancer le tabouret. Si la « passion des mots » m’habite encore sur mon lieu de travail, c’est incontestablement le sens ancien de « souffrance » qu’elle prend chaque fois qu’il m’est donné de constater, nouveau de Gaulle, que, pour être indéniablement libérée, la langue française n’en est pas moins quotidiennement outragée, brisée et martyrisée.

 

Et pas seulement par les élèves, je dois à l’objectivité de le préciser. Tournant en cela le dos à Boileau et au précepte selon lequel devrait s’énoncer clairement ce qui se conçoit bien, l’Éducation nationale n’aura eu de cesse, ces dernières décennies, qu’elle ne dissimule le vide croissant de son message sous un jargon digne des Diafoirus de Molière. En application du célèbre principe selon lequel il serait dommage de faire simple quand on peut faire compliqué, j’aurai vu durant ma carrière les mots de liaison se transformer en « connecteurs logiques », l’intrigue se métamorphoser en « schéma actanciel », et, chez mes collègues d’Éducation physique, le bon vieux ballon de football renaître sous les traits d’un « référentiel bondissant ». Vous me direz que le passionné des mots que je me flatte d’être devrait se réjouir d’une telle inventivité, et le professeur se rengorger : hier il faisait en sorte que ses élèves sachent écrire, aujourd’hui il leur apprend à « produire un message qui réponde à une situation de communication différée » ! C’est une promotion, ou je me trompe fort. Hier il recevait de simples parents, aujourd’hui il s’entretient avec des « géniteurs d’apprenants ». Hélas, aimer les mots, ce n’est pas aimer le verbiage. Et s’il ne faut pas les sous-estimer, il serait tout aussi dangereux de leur confier des missions impossibles : il ne suffit pas de changer les mots pour changer les choses. Ce n’est pas parce que le mot cancre n’est plus prononcé — vous verrez que, d’ici peu, le célèbre poème de Prévert sera rebaptisé L’élève en difficulté — que les cancres ont disparu. Se servir du mot comme d’un masque pour faire bonne figure, c’est le plus sûr moyen de perdre rapidement la face.

 

Vous comprendrez sans peine que, par dépit, je me sois tourné, pour assouvir ma passion, vers des chemins de traverse. Le premier aura été, assez naturellement, celui de l’écriture. N’est-il pas compréhensible, au fond, après des années studieusement passées à gloser sur les phrases des autres, que l’on ait envie de forger les siennes propres ? C’est Jacques Messiant, ici présent, et qui occupera cette place dans quelques semaines, qui dans ce domaine m’a ouvert les yeux et la voie et je profite de l’occasion pour l’en remercier. Cela dit, les domaines que j’ai spontanément choisi d’explorer sont une illustration de plus de cette attirance pour les mots qui est à l’origine de notre rencontre de ce soir.

 

L’humour, tout d’abord. J’avançais tout à l’heure l’hypothèse que les mots avaient été pour moi un refuge, je crois que, bien au-delà de mon cas personnel, ils constituent aussi un formidable moyen de défense contre les agressions du monde extérieur. Coucher sur le papier ce qui nous blesse ou nous tue, c’est une façon de reprendre le dessus. Vêtir l’adversité de mots, c’est tailler un costume au destin. Me trottera à jamais dans la tête la pensée de Ken Kesey, cet auteur américain du célèbre roman Vol au-dessus d’un nid de coucou : « On n’est réellement fort que lorsqu’on trouve un côté amusant à tout. » Je mentirais en prétendant que j’y suis parvenu. Je ne suis pas même sûr, pour tout vous dire, que la chose soit possible. Mais quelle magistrale leçon d’humour que cette incitation à rire avec les choses, au moment même où celles-ci nous écrasent !...

 

On ne s’étonnera pas davantage d’apprendre que mon genre littéraire de prédilection fut la nouvelle. Est-il, la poésie mise à part, secteur de l’écriture qui fasse la part plus belle aux mots ? où la forme l’emporte plus nettement sur le fond ? Combien de fois, de vous à moi, n’ai-je pas entamé une nouvelle sans la moindre idée de ce que j’allais écrire, sur la seule foi de quelques mots, d’une tournure obsédante qui s’était imposée à moi, sans que je susse le moins du monde où celle-ci me conduirait ? Combien de fois ai-je choisi d’utiliser un mot, non pour son sens mais pour son air, ou uniquement parce qu’il « sonnait bien », et quand bien même il m’aurait fallu, dans la foulée, remanier une intrigue dont je me souciais au fond comme d’une guigne ? Comme il y a, dans nos sociétés modernes, un « délit de sale gueule », il faudrait inventer dans nos littératures, pour tous ces mots qui ont su nous séduire et nous parler, le « crédit de belle gueule »...

 

Hélas ! quelque plaisir intense que j’aie pu retirer de ce commerce avec les mots, quelque réconfort que je puise dans le fait d’avoir pu laisser derrière moi quelques textes qui me racontent et dont je n’aie pas trop à rougir, il se sera agi là, comme pour l’enseignement tout à l’heure, d’un rendez-vous à demi manqué. On ne s’illustre pas, en France, dans un art confidentiel comme celui de la nouvelle. À moins, bien entendu, d’avoir déjà plusieurs romans à son actif. Et je confesse ici ma totale incapacité à écrire un roman. Celui que j’ai commencé il y a plusieurs années se cache dans un recoin de mon ordinateur. Mon fils, qui a percé le secret de mes codes, va régulièrement vérifier qu’il n’a pas dépassé le stade de la page 7. Pour écrire un roman, il faut du souffle, que je n’ai pas ; une faculté de négliger le détail au profit de l’ensemble, que je n’ai pas davantage, obsession du mot oblige ; et surtout l’envie, le goût de raconter une histoire, que je n’aurai jamais. Mon rêve, à l’instar de celui de Flaubert, serait au contraire d’écrire un livre sur rien, « qui repose sur la seule force du style ». Je vous laisse juge de la facilité de l’entreprise. À trop vouloir servir les mots, on oublierait presque de s’en servir. Voilà résumée, en une formule peut-être un peu facile, toute ma pratique littéraire.

 

Heureusement Pivot vint. Et se mua en passion, au sens fort du terme, ce qui, tout au plus, n’avait été jusque-là qu’un flirt, soumis au hasard des rencontres et des lectures.

 

Car une passion est exclusive. Et, de fait, à un compétiteur qui veut se lancer dans l’aventure des championnats d’orthographe avec quelques chances de réussite, il ne reste de place, hors métier, pour rien d’autre : ni temps libre, ni repos, ni vie de famille. C’est qu’il s’agit de lire les dictionnaires, et c’est ici tout sauf une formule, de A à Z, si vous voulez faire bonne figure à l’occasion de tests, dictés providentiellement hors antenne pour ne pas effrayer la ménagère de moins de cinquante ans, tels que celui-ci : « Dans un terrain jonché de cenelles où croissaient des matthioles et des grémils, des psylles chantaient sur des roches scissiles, non loin d’un palais aux portes de lumachelle d’où ne sortaient ni des airedales, ni des monstres phocomèles, mais de simples touristes valdôtaines mâchant du bétel et qui portaient des colliers de puntarelle ». Je rassure les âmes sensibles, il s’agit bien là de français. Un autre pour la route ? « Si vous avez quelque appétit, vous souperez d’un chaudeau ou d’un gaspacho. Ensuite, vous dégusterez des hâtelettes, du pemmican, des éclanches puis des tacauds, des brèmes et des sciènes. Des géromés et des soumaintrains vous chatouilleront le palais. Enfin, que diriez-vous pour le dessert d’une douzaine de gimblettes avec des toutes-bonnes ? Nul zython sur, nul oxycrat, pas le moindre rancio pour arroser le tout, mais un château-lafite et des bourgognes ». Voilà le genre de réjouissances que l’on nous a proposées à New York et sur lesquelles il importe, vous vous en doutez, de ne point commettre la moindre faute pour peu que l’on veuille rester dans la course. Ai-je besoin de vous convaincre que ce ne sont pas là les mots qu’il vous est possible de rencontrer au cours de vos lectures, et qu’il vous faut bien aller les dénicher là où ils se tapissent, à savoir derrière les entrées les moins visitées de nos dictionnaires ! Et je ne vous parle pas des noms propres, qu’il ne saurait ici être question de salir. Je me souviens qu’en 1992, fort de la constatation que Pivot ne reculait plus même devant des bizarreries telles que Pôrto Alegre, je m’étais, pour l’ONU, astreint à lire la quasi-totalité des noms propres recensés dans les dictionnaires de référence... pour me voir finalement proposer, le jour de la superfinale... la seule Albertville, qui venait, on s’en souvient, d’héberger les Jeux olympiques d’hiver ! Je vous laisse juge du rapport qualité-prix et du temps perdu. Sans compter le danger que, bien évidemment, l’entreprise fait courir à votre couple. Votre épouse, qui sait qu’il existe des passades sans lendemain, tolérera à l’occasion que vous couchiez avec le Petit Robert ou même avec Larousse (ça dépend de votre orientation sexuelle du moment, comme on n’hésite pas à dire aujourd’hui). Elle acceptera peut-être même que, pour réviser et fuir les repas de famille, surtout de son côté d’ailleurs, vous vous expatriiez et la laissiez seule avec les enfants en âge plus ou moins bas, pendant des vacances scolaires entières. Si vous êtes tombé sur une des rares saintes qui existent encore sur le marché, elle s’accommodera du fait que vous ne fassiez plus rien à la maison, surtout si vous aviez pris l’élémentaire précaution de ne jamais rien faire avant, ce qui, vous l’avez deviné, était mon cas. Mais elle finira toujours, un jour ou l’autre et de guerre lasse, par vous expliquer que, plutôt que d’épeler le nom des fleurs, vous feriez beaucoup mieux de les arroser.

 

Une passion est aussi aveugle. Nous savons tous, nous autres les hommes, que la femme pour laquelle nous nous sommes un jour enflammés présente de petits défauts, et même des gros, que seule cette passion nous a, au début, empêchés de voir. Oui, oui, pour les femmes c’est la même chose, mais moins. Eh bien, de la même façon, il s’agit ici de s’enthousiasmer pour une langue dont, jour après jour, nous découvrons les aberrations, les illogismes et les non-sens. Pensez donc : une langue qui fait de vous un imbécile, avec un l, si vous n’en mettez pas deux à imbécillité ; une langue qui vous interdit d’ajouter un deuxième f à une gifle qui sifflerait pourtant bien mieux, à une gaufre qui parlerait davantage à l’imagination du gourmand que vous êtes, à une pantoufle qui vous paraîtrait autrement chaude et fourrée ; une langue qui, pour vous permettre de retenir les verbes en -eter qui font leur présent en -ète, sur le modèle d’achète et non de jette, vous contraint à apprendre des phrases mnémotechniques du plus haut intérêt littéraire, du style : « Si tu as le temps de fureter, achète-moi un crochet pour mon corset » !

 

Une passion est encore déraisonnable. Comment, vous diront les gens normaux sur un ton digne des Persans de Montesquieu, peut-on passer sa vie dans les grimoires, à traquer les exceptions et les particularités orthographiques alors que dehors l’herbe est si verte ? Un jour, excédé, j’ai répondu à un journaliste venu m’interviewer, me croyant fin sur le coup, que j’aimerais toujours mieux passer mes vacances dans le Larousse que dans le Larzac. J’ai été si peu compris dans mon allitération que, dans l’article qui devait suivre, le Larzac avait cédé la place au Gévaudan. Ce qui, vous en conviendrez, n’avait plus tout à fait le même sel ! Et je passe, par pudeur là encore, sur les aspects proprement ridicules d’une passion qu’un Balzac, je n’en doute pas, aurait croqués avec virtuosité, comme il l’a fait de l’avarice du père Grandet : il aurait sans doute saisi cet homme accroupi sur la moquette de la salle de séjour, occupé à brasser les quelque six mille Post-it sur lesquels il avait consigné les mots les plus ardus de son dictionnaire ; ou encore les bruits incongrus surgis de certains lieux d’aisances — non, je ne parle pas de ceux, normaux et physiologiques, auxquels vous pensez sans doute mais de ces phrases cabalistiques, dont la formulation sibylline n’est pas sans nous rappeler les messages de la Résistance sous l’Occupation, et qui s’échappent du magnétophone que vous avez assigné à résidence dans les toilettes. Toute minute est précieuse au compétiteur en orthographe, et il ne saurait être question que la constipation constituât un handicap !

 

Enfin, une passion, une vraie, on l’a dit tout à l’heure, va de pair avec la souffrance. Et il n’en est pas de plus grande, les jours de lucidité, que de constater que votre entreprise tient à la fois du rocher de Sisyphe et du tonneau des Danaïdes. Votre mémoire étant ce qu’elle est, vous remplissez par le haut un fût qui s’obstine à fuir par le bas. Quand vous croyez être au point sur le pluriel des mots composés, le genre des noms vous attend. Et quand celui-ci colle à peu près, ce qui d’ailleurs n’arrive jamais, vous pouvez vous remettre aux caprices du trait d’union et de l’accent circonflexe. Mais Dieu que cette souffrance est bonne aux masochistes que, quelque part comme on dit aujourd’hui, nous sommes à coup sûr. C’est Maurice Grevisse qui l’a dit lui-même, dans une formule qui se voulait définitive : « Il ne faut jamais admirer quelqu’un qui fait ce qu’il aime. » Notre passionné n’a jamais cueilli un champignon de sa vie et il vaut mieux car il mourrait terrassé, incapable qu’il a toujours été de distinguer le comestible du vénéneux ; mais il est incollable sur la lépiote et la psalliote, le pleurote et le sclérote. Notre passionné s’y entend si peu en musique qu’il finirait par trouver de la justesse dans la voix d’un staracademycien, mais il joue en virtuose de l’ophicléide, du sarrussophone et même du didjeridoo. Notre passionné, sans l’aide de sa femme, ne serait pas même capable de gérer le maigre pécule que, dans son infinie mansuétude, lui alloue chaque mois l’Éducation nationale mais sa conversation abonde en contrats synallagmatiques et en baux emphytéotiques. Ainsi va l’accro de la dictée de Pivot, éternel funambule évoluant sur le fil ténu de ses rêves.

 

Si je m’en tiens aux seuls résultats comptables, il va de soi que ce rendez-vous de l’orthographe a été infiniment plus productif que les précédents. Je rougis même de la chance qui fut la mienne (on a le droit de parler de chance quand on a tout fait pour la mériter) et qui m’a conduit, sur les quatre finales que j’ai disputées, à en remporter trois et à ne m’incliner qu’aux tirs au but lors de la quatrième, sur ce qui d’ailleurs, de l’avis de beaucoup, fut moins une faute d’orthographe qu’une divergence d’interprétation. Premier champion de France en 85, vainqueur à Québec en mars dernier : ces vingt et une années m’auront réussi de façon insolente, à l’instar de cette dictée new-yorkaise qui m’a valu le titre mondial en 92 et qui, au fur et à mesure que je m’en éloigne, prend de plus en plus à mes yeux des allures de conte de fées. Si l’on m’avait dit un jour, alors que j’usais consciencieusement mes fonds de culotte au collège des Flandres d’Hazebrouck et que je suais sang et eau sur mes dictées de cinquième, que cette maudite orthographe me conduirait un jour à la tribune de l’ONU, celle-là même que Khrouchtchev (tiens, vous m’écrirez celui-là sur le coin d’un papier, je ramasserai les copies à la fin de l’heure) martyrisa de son soulier et à laquelle se sont succédé tous les grands de ce monde, j’aurais bien sûr éclaté de rire. Et si l’on avait ajouté qu’à cette tribune de légende le seul bouquin que brandirait jamais Bernard Pivot, qui pourtant en a présenté des milliers au cours de sa carrière, serait mon modeste recueil de nouvelles, que je n’avais pas même cru bon de présenter à un éditeur, j’aurais hurlé au fou. Mais n’est-ce pas là une preuve supplémentaire que « rien de grand ne se fait sans passion » ?

 

En même temps, je dois à la vérité, qui ne peut que présider à une rencontre de cette nature, de préciser que cette passion-là pour les mots n’a peut-être pas été la plus pure : il s’y est mêlé un autre parfum, celui de la compétition. Je n’en éprouve pas de honte, je l’assume même totalement. Il n’y a aucune raison pour que ladite compétition et les joies qu’elle nous procure restent l’apanage de la seule activité physique. Cela vaut d’ailleurs mieux pour moi car je n’ai jamais été taillé pour la course et j’étais déjà content, les rares années de ma scolarité où je n’ai pas été dispensé d’EPS, quand le poids que je projetais vigoureusement vers l’avant ne me retombait pas sur les orteils. Et puis la compétition n’a rien que de formateur quand elle vous incite à vous dépasser vous-même, plus encore que vos adversaires. Mais je dois reconnaître, parce que c’est vrai, que les mots, durant cette période médiatiquement bénie des dieux, auront été pour moi des moyens autant que des fins.

 

J’ouvre une parenthèse puisque, encore une fois, on se dit tout ce soir : ma confiance absolue dans les mots, dans les miens surtout, m’a imprudemment poussé sur un terrain que j’ai toujours appréhendé à travers le prisme ô combien déformant de la littérature, et qui est celui de la politique. J’ai fait quelques pas sur ce chemin-là aussi. Conscient que mon allergie au concret m’y prédisposait fort peu mais un peu rasséréné à la perspective de mettre ma plume au service de la plus belle des causes, la mienne ! J’ai cru de bonne foi qu’en sachant m’entourer de gens compétents (et je le dis avec d’autant plus de franchise qu’il s’en trouve dans la salle) je pourrais recycler le proverbe « Bien faire et laisser dire ». Ma devise électorale à moi aurait plutôt ressemblé, en effet, à « Bien dire, et laisser faire ». Et il est vrai que le meilleur politique a toujours été pour moi celui qui parlait le mieux. Et il est vrai que si j’ai quelquefois voté Mitterrand, c’était moins pour son programme que pour sa virtuosité à user de l’imparfait du subjonctif. C’est vous dire si je suis irrécupérable. C’est vous dire aussi si je me sens orphelin aujourd’hui, pris en tenaille que je suis entre un Sarkozy qui nettoie ses participes au Kärcher et une Ségolène dont la cadence oratoire s’apparente, en moins nerveux, à la prose de l’Indicateur des chemins de fer.

 

Las ! j’allais bien vite découvrir à mes dépens et aux dépens de mes colistiers que, pour réussir dans ce domaine, il aurait fallu que je possédasse beaucoup d’autres qualités dont j’étais singulièrement dépourvu : la patience, la capacité à avaler avec constance les couleuvres les plus indigestes, une parfaite indifférence à ce que l’on peut penser de vous, et une propension certaine à arpenter les marchés pour serrer des mains et flatter l’arrière-train des vaches. Or, je dois à ma grande honte avouer que, le hasard m’eût-il fait naître au cœur de la Flandre agricole, je ne suis pas même sûr, en l’espèce, de trouver le bon côté !

 

Il me faut conclure sur le présent, et mon présent, beaucoup d’entre vous le savent, c’est cette chronique du langage que je tiens, depuis maintenant plus de onze années, dans les colonnes de La Voix du Nord.

 

Je m’en voudrais de verser dans l’optimisme béat d’un Pangloss, qui ne manquerait pas de voir là la bienveillante main de la Providence, mais j’irai jusqu’à affirmer que ce rendez-vous-là, qui est certainement, vu mon âge, le dernier qui me soit offert pour matérialiser ma passion des mots, représente la synthèse de toutes les pistes précédentes.

 

L’enseignement, car, on ne se refait pas, il s’agit tout de même de faire passer un message pratique et de renseigner les lecteurs, plus demandeurs dans ce domaine qu’on ne se l’imagine généralement, sur la validité et le bien-fondé des tournures qu’ils emploient : oui, c’est bien l’indicatif qu’il convient d’utiliser après la locution après que ; non, mieux vaut ne pas écrire que vous travaillez sur Lille, à moins bien sûr que vous ne soyez couvreur ou grutier ; c’est vrai, l’abréviation qui correspond normalement à messieurs est MM., et non Mrs. Ça c’est Madame en anglais et ce n’est pas être macho que de remarquer que réduire plusieurs hommes à une seule femme, ce n’est plus de la parité, cela devient carrément de la discrimination positive !

 

L’écriture. Certes, le support est réputé moins noble et la postérité moins sûre. D’ailleurs, pour que l’enflure épargne vos chevilles, il suffit de vous rappeler de temps à autre que l’article dont vous avez soigné la ponctuation et pesé le moindre terme servira, moins de deux heures après sa lecture, à emballer les carottes ou le poisson. En même temps, ce n’est pas tous les jours qu’un écrivain peut se targuer de s’adresser régulièrement à 300 000 lecteurs, potentiels plus qu’effectifs, je vous l’accorde sans barguigner, mais tout de même ! Et puis, n’est-il pas grisant de songer que vos mots, multipliés à l’infini, atterrissent au petit matin dans les boîtes aux lettres ; s’invitent au petit déjeuner de gens dont vous ne soupçonnez même pas l’existence ; et qui sait ? un jour où vous n’avez point été trop mauvais, leur ont peut-être arraché un sourire et permis d’attaquer le dimanche d’un bon pied ? Ça aussi, c’est la magie des mots...

 

L’humour. Ceux qui me font l’amitié de me lire à l’occasion savent depuis longtemps que je n’ai nullement l’intention d’écrire un Bled et que la grammaire me tient souvent lieu de prétexte à faire sourire des petits travers de notre époque. Est-il besoin de préciser que ce n’est pas le souci de traiter l’orthographe de nu-pieds qui me pousse à évoquer Chirac à poil sur sa terrasse de Brégançon mais bien plus souvent l’inverse !

 

L’orthographe et la grammaire, cela va de soi, à un niveau plus humain — et donc plus utile — que celui des championnats. Mais aussi et peut-être surtout l’étymologie, qui me fait découvrir chaque jour que les mots, comme les hommes d’ailleurs, n’en font qu’à leur tête, changent d’apparence, de genre, de sens, et finissent même quelquefois par exprimer le contraire de ce qu’on leur avait fait dire à l’origine. Il y a bien sûr les transsexuels, comme cet alvéole longtemps mâle et que la pression de l’usage a mené, il y a quelques années, à l’opération. Il est à craindre que la même mutilation ne guette bientôt l’amiante... Il y a les retourneurs de veste, à l’instar de ce mot réforme, que l’on sert aujourd’hui à toutes les sauces pour se donner des allures progressistes alors qu’à ses débuts ladite réforme... était réactionnaire par excellence : ne s’agissait-il pas, comme en témoigne la souche latine reformare, de « rendre à sa première forme », autrement dit de retourner aux sources et pas du tout d’évoluer !... Il y a les espions à la solde de l’étranger, des « taupes » en quelque sorte, qui, sans qu’il y paraisse, détournent sournoisement nos mots de leur sens premier pour les inciter à filer à l’anglaise : on initiait hier les seuls profanes, on initie désormais des projets ; on réhabilitait une personne compromise, on réhabilite maintenant des quartiers entiers... Il y a les monstres, qui naissent de l’imagination malade de certains de nos hommes politiques : j’avoue n’avoir toujours pas compris, au regard de l’étymologie tout au moins, comment un racolage, qui suppose, faut-il vraiment le rappeler, que l’on attrape quelqu’un par le col, pouvait être « passif » ; ni, au regard du simple bon sens, à quoi peut bien ressembler un « taliban modéré ». Pour ce qui est de l’autoflagellation, en revanche, je ne comprends que trop : il ne peut qu’être question de se fouetter à l’intérieur d’une voiture, puisque, selon la définition du Larousse, la flagellation consistait déjà, à elle seule, à s’infliger une punition corporelle pour faire pénitence. Mais, vous vous en doutez, la liste pourrait être prolongée à l’infini...

 

La politique même, dans la mesure où cette chronique est une tribune qui me permet de m’exprimer, de tempêter contre les atteintes portées avec de moins en moins de vergogne à l’intégrité du français, de déplorer la désaffection dont il souffre auprès de nos prétendues élites, toujours promptes à faire allégeance, par snobisme ou par intérêt, à l’anglo-américain. De rappeler que la récente défaite de Paris dans la course aux Jeux olympiques doit plus qu’on ne pense à la perte d’influence de notre langue et, partant, de notre modèle culturel. Comme j’ai été amené à l’écrire à l’époque : « Quand on ne parle plus comme vous, on ne pense plus comme vous. Et, au bout du compte, on ne vote pas pour vous. » L’avouerai-je ? Le plaisir légitime éprouvé lors de ma récente victoire à Québec s’est trouvé quelque peu entaché par la constatation qu’il faut décidément traverser l’Atlantique pour trouver des gens concernés par le problème, quand, chez nous, c’est l’indifférence qui domine. Je vous laisse deviner le premier message qu’il m’a été donné d’apercevoir à Roissy alors que mon avion se posait sur le sol de France, le matin de mon retour : « Aéroports de Paris : The world is our guest... » Tout un programme !

 

Je m’en voudrais donc de cacher le plaisir et la fierté qui sont les miens d’écrire un dimanche sur deux dans un journal bien meilleur que ce que l’on dit quelquefois, par habitude un peu idiote de dénigrer tout ce qui nous touche de trop près. Ma fille, qui suit des cours de médiation culturelle à Paris, a eu la surprise de s’entendre dire, par un des intervenants, que ladite Voix du Nord était à classer parmi les tout meilleurs titres de la presse quotidienne régionale et je crois sincèrement que c’est justice.

 

Voilà. J’espère, et sans qu’il soit le moins du monde question de sombrer dans l’emphase, que ce rapide tour d’horizon vous aura permis de sentir combien les mots ont contribué à donner un sens à ma vie. Ils auront été dans un premier temps des moyens : moyens de découvrir le monde, moyens de le décrire, moyens de s’en défendre et finalement de s’y faire une place. Et puis je me suis mis à les aimer pour eux-mêmes, pour ce qu’ils étaient. Parce que c’étaient eux, parce que c’était moi, aurait dit le grand Montaigne. Ils m’ont tellement apporté que je trouve normal aujourd’hui, et si humblement que ce soit, de me mettre à leur service. Il va pourtant de soi que j’échangerais le peu que l’âge et l’expérience m’ont fait connaître d’eux contre cette naïveté qui était la mienne quand, à l’autre bout de ma vie, j’ai croisé leur route pour la première fois. Dans ce domaine-là comme dans beaucoup d’autres, rien ne saura jamais remplacer le charme de la découverte. Car connaître les mots, c’est au fond leur ôter une bonne part de leur mystère. Fort heureusement, et je suis là pour en témoigner ce soir, leur consacrât-on sa vie, on ne les connaît jamais tout à fait...

 

Si j’osais terminer par une pirouette, je dirais : « C’est mon dernier mot, Jean-Marie ». Mais j’ose espérer qu’il me sera donné d’en ajouter quelques autres, parce que le sujet est loin d’être clos, et ne serait-ce que pour répondre aux questions que l’aimable assistance sera sans doute amenée à me poser... Un grand merci, en tout cas, de votre patiente et bienveillante attention !