Avec le temps, va, tout s'en va,
même le sens des mots !

< dimanche 18 mars 2018 >
Chronique

Parmi les dix termes traditionnellement mis en avant par la Semaine de la langue française et de la Francophonie, grande est la tentation, cette année, de faire un sort à l'adjectif « truculent ».

Pourquoi ? Tout simplement parce que c'est l'occasion de rappeler que, pour les mots comme pour les hommes, le pire n'est pas toujours sûr ! Le temps, ce baume incomparable qui vient à bout de bien des souffrances, n'a pas non plus son pareil pour faire évoluer les réputations, dans un sens comme dans l'autre. Le printemps étant tout proche, nous ne retiendrons aujourd'hui que l'avers de la médaille, celui qui nous laisse croire au rachat !

Qu'était en effet la truculence, à l'origine ? Rien que de très effrayant, puisque l'adjectif latin truculentus, dérivé de trux, trucis (« cruel »), renvoyait alors à ce qui était « menaçant », « redoutable » « terrible ». D'ailleurs, le « truc » qui lui sert de proue était probablement lié à notre verbe trucider, c'est tout dire... On aura à tout le moins compris que le mot, à sa naissance, relevait plutôt du côté obscur de la force !

Peu à peu, pourtant, cet aspect rugueux allait s'émousser. Le vocable va même profiter d'une quasi-éclipse au XVIIe siècle pour effectuer un retour discret sous des dehors nettement moins agressifs : il ne s'agit plus tant d'avoir un air farouche que d'essayer de s'en donner un, avec tout ce que cela suppose d'inefficace, voire de ridicule. Mais c'est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'influence d'un Théophile Gautier décidé à le remettre à la mode, que ledit mot vire définitivement sa cuti : de ses péchés de jeunesse il ne garde que la notion d'excès, mais un excès qui amuse beaucoup plus qu'il n'impressionne. On n'a plus en tête, dès lors, qu'un personnage qui sort de l'ordinaire, qui tranche sur le tout-venant, dont les frasques et le caractère jovial, gaillard, en un mot bien trempé, attirent et retiennent le regard. À deux doigts du pittoresque, à un seul de l'individu haut en couleur...

En voilà un qui est revenu de l'enfer, et que l'on s'arrache désormais : qu'attendre d'un portrait, d'un récit, d'une prose en général sinon qu'ils soient truculents ? N'oublions jamais que les mots sont vivants, qu'ils nous résistent, nous échappent. Gardons-nous, comme certain·e·s s'y essaient aujourd'hui, de les inféoder à une cause, si juste parût-elle. La langue ne s'en relèverait pas forcément.