Quand on n'a que les mots
pour répondre au massacre...

< dimanche 15 novembre 2015 >
Chronique

Il n'est qu'un terme qui puisse aujourd'hui, si tant est que ce soit possible, nous mettre à l'abri du dérisoire. C'est l'adjectif innommable. Il semble avoir été forgé tout exprès pour le traumatisme que nous venons de subir.

En temps normal, nous aurions mis l'accent sur ses deux consonnes doubles, qui font les délices des dictées, aussi bien que le cauchemar du candidat. Mais, parce que des jours comme vendredi viennent nous rappeler qu'il y a cauchemar et cauchemar, nous nous en tiendrons au fond.

Sur le papier, le mot n'est pas avare de doublures, du meilleur (ineffable) au pire (inqualifiable), en passant par les plus neutres indéfinissable, indescriptible, indicible, inexprimable, intraduisible... Pourtant, aucun n'aura jamais la force d'innommable, lequel dit tout dans sa simplicité : c'est ce à quoi on ne saurait donner un nom. Peut-on souligner plus efficacement que, là où s'arrête le langage, commence le chaos ?

Ledit langage, avouons-le, n'a pas que des qualités. Il permet l'invective, il véhicule l'idéologie. Pis : par sa subtilité même, il se fait à l'occasion l'outil de la duplicité. Malgré tout, il est la preuve que le dialogue demeure possible, que l'homme tente de faire taire la bête qui, trop souvent, sommeille en lui. On pourrait en dire autant de l'orthographe et de la syntaxe, volontiers moquées, et quelquefois avec raison, pour leur byzantinisme, leur arbitraire, voire leur autoritarisme. L'une et l'autre, avec leurs imperfections, sont néanmoins le signe que l'on s'évertue à codifier le message, à favoriser la communication, à dissiper, autant que faire se peut, les malentendus. Car quand ne résonne plus que la grammaire des kalachnikovs, quand la seule ponctuation est celle des coups de feu, quand — aurait dit Brel — on n'a plus même les mots pour parler aux canons, c'est que l'homme a capitulé.

Il ne reste plus à espérer, ce matin, que nous nous trouvons dans la situation que décrivait Giraudoux au terme de sa pièce Électre. Quand une femme s'interrogeait : « Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? » Et que le mendiant doucement lui répondait : « Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore. »