Et si la machine
était l'avenir de l'homme ?

< dimanche 9 mars 2014 >
Chronique

Nous avons beau clamer à la face du monde que nous n'en sommes pas, en machines nous devons inconsciemment rêver de nous réincarner si l'on en juge par l'actuelle et méritoire propension de notre langage à singer leur fonctionnement...

Vous n'êtes pas, en effet, sans l'avoir remarqué : plus que jamais, le « mode » est à la mode ! Quelques pages de Toile nous ont suffi pour mettre au jour un lycée « en mode geek », des investisseurs « en mode wait and see », une capitale « en mode relax », des cadeaux « en mode cool de luxe », une ville de Poitiers « en mode sorties », un chat « en mode privé » (vous aurez compris qu'il n'était point question ici de l'animal de compagnie digitigrade), du Stravinski « en mode hip hop », un CAC 40 « en mode pause », des cyclistes « en mode fluo », un Basket Club d'Orchies « en mode commando », des couturiers « en mode superhéros », une émission TPMP « en mode Top Chef », un patinage de vitesse « en mode Mario Kart », un Québec « en mode électoral », des taureaux de l'UP (Université de Port-au-Prince) « en mode rouleau compresseur », des enfants mis « en mode cuisine » par Tupperware, une médiathèque « en mode jazz » et un Real Madrid « en mode machine de guerre »... Nous n'avons pas cherché, nous n'avons eu qu'à nous baisser pour ramasser. À ce stade de psittacisme, ce n'est plus un tic, mais un TOC, avec tout ce que cela suppose d'obsessionnel et de compulsif.

Aussi sûrement que la grippe aviaire nous vient d'Asie, nous devons comme d'habitude cette peste d'un nouveau genre à Albion, et tant pis si, en l'occurrence, Henriette Walter nous honnit pour penser mal ! Voilà belle lurette, en tout cas, qu'en anglais to be in... mode, to get into... mode ont droit de City quand bien même il ne s'agirait plus de parler d'ordinateurs ou de radios-réveils, mais bel et bien d'humains : on est, de l'autre côté de la Manche, et des plus couramment, in holiday mode, in crisis mode, in panic mode, and so on ! Pouvions-nous décemment rester plus longtemps à l'écart de la civilisation ?

Bien sûr, et comme souvent, nous avions ce qu'il nous fallait en stock : le français, dans un contexte très voisin, dispose pour sa part du tour « sur le mode de », et il ne vous aura certes pas échappé que, depuis le début de cet article, nous nous exprimons de notre côté... sur le mode ironique ! Mais n'allons pas, de grâce, et par pur chauvinisme, mélanger nos torchons hexagonaux et les serviettes de Sa Gracieuse Majesté : notre « sur », avec ses relents d'orthodoxie, fait irrémédiablement plouc quand le « en » d'en face, avec ses effluves de technologie avancée, fait irrésistiblement tendance ! Surtout, n'hésitons pas à voir là la reviviscence de ce vieux fantasme qui, tôt ou tard, conduit l'humain à se renier pour s'abîmer dans la contemplation de ce qui ne lui arrive pourtant pas à la cheville. On admire bien les rhinocéros chez Ionesco, pourquoi n'aspirerait-on pas à se métamorphoser en machine ? C'est beau, une machine, c'est efficace, c'est sûr. Ça ne fait pas de bruit, ça se borne, sobrement, implacablement, à faire ce pour quoi cela a été fait. Autre chose, soit dit en passant, que la femme, dans les yeux de laquelle ces benêts d'Aragon et de Ferrat avaient cru bon de lire l'avenir de l'homme !

Allons, il est temps que nous nous mettions à notre tour en mode consensus. Aussi bien, on ne le sait que trop, ce que peuple veut, grammairien finit toujours par le vouloir...