Mais que sont nos portatifs devenus ?

Insupportables portables !

< mardi 27 décembre 2005 >
Chronique

Que le lecteur ne se méprenne pas sur nos intentions : il ne saurait être question ici de stigmatiser ces couteaux suisses — ne serviront-ils pas bientôt à tout, sauf à téléphoner ? — de l'ère moderne. Ce serait le plus sûr moyen de passer pour... un vieux jeton ! Nous n'entendons pas davantage nous prononcer sur la possible interdiction du portable à l'école : si fondée qu'elle paraisse à d'aucuns, il faudrait un surpuissant Kärcher pour purger les préaux et les cours de récréation de ces hôtes indésirables ! Sans compter la levée de boucliers que l'opération ne manquerait pas de susciter, quand bien même il serait établi, cette fois, que le téléphone arabe n'est en rien visé... Tout au plus envisagions-nous de réfléchir à la singulière façon dont l'adjectif portable a de nos jours supplanté le plus idoine portatif, ce dernier supposant, si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française d'Alain Rey, une « qualité inhérente à l'objet et voulue ». La distinction n'était pourtant pas superflue entre ce qui a été conçu pour être aisément transporté (portatif) et ce qui peut être déplacé le cas échéant (portable). Elle a hélas été balayée, comme tant d'autres, vers le milieu du vingtième siècle, sous l'influence de l'anglais. Mais le piquant de l'affaire, c'est qu'il s'agissait là, comme souvent, d'un retour à l'envoyeur, le terme étant français à l'origine. Issu au treizième siècle du bas latin portabilis, il a longtemps chassé sur les terres de son rival portatif, apparu un demi-siècle plus tard ; mais aussi sur celles de mettable, pour qualifier un vêtement encore présentable, voire, dans le domaine moral, de supportable. Il aurait probablement perdu sur les trois fronts si l'anglais, encore une fois, ne lui avait procuré une nouvelle jeunesse, la substantivation intervenue dans la foulée ajoutant encore à son hégémonie... comme aux à-peu-près que le terme, désormais, traînerait après lui : difficile de savoir aujourd'hui, quand on s'entend recommander d'emporter son portable, si l'interlocuteur pense au téléphone ou au micro-ordinateur ! Quant à l'infortuné portatif, s'il ne fait pas encore officiellement partie des SDF (sans dictionnaire fixe) du langage, il couchera bientôt sous les mêmes ponts que l'occasion, le défi ou l'entraîneuropportunité, challenge et coach obligent... Un univers impitoyable, on vous dit. Bonne année quand même !