< >

VIII

Mes chers amis

Illustration par Bernard Verquère
Lesdits enfants n'ont par leur pareil
pour mettre leur père dans tous ses états.
Bernard Verquère

À tous les dangers que les pages précédentes ont mis en relief vient s’ajouter un écueil bien plus considérable encore : les visites. Dès le lendemain de l’opération, le défilé commence : famille, amis, connaissances. Qu’elles soient de pure courtoisie ou qu’elles visent, en toute bonne foi, à apporter un certain réconfort au malade, elles ont presque toujours sur ce dernier un effet des plus catastrophiques.

Visite, d’abord, de vos enfants. La seule à laquelle aspire vraiment votre époux qui n’a pas, dans l’adversité, abandonné tout sens des responsabilités paternelles ; la seule, également, que vous ne souhaitiez pas renouveler. En premier lieu parce que votre mari n’est pas, dans la situation actuelle, un spectacle pour des enfants aussi sensibles. Ensuite parce que lesdits enfants n’ont pas leur pareil pour mettre leur père dans tous ses états. Les effusions passées, une chambre d’hôpital constitue, pour ces petits êtres avides de savoir, un irremplaçable champ d’expériences : c’est le téléviseur que l’on achève de dérégler à force de jouer avec la télécommande(1) ; ce sont les multiples interrupteurs d’appel que l’on caresse d’abord du regard avant de s’enhardir jusqu’à les enfoncer sans vergogne(2) ; c’est la courbe de température(3) qui se voit brusquement agrémentée d’un brin de fantaisie grâce à la complicité involontaire d’un stylo qui traînait par là... Mais tout cela n’est rien en regard des nouvelles rassurantes que vos enfants vous rapportent de la maison : les bolides du circuit 24 ont trouvé un terrain à leur convenance dans le grand bureau, les dictionnaires encyclopédiques de Monsieur, se révélant, à l’usage, des bottes de paille très honorables ; les soldats de collection en étain peint, orgueil de votre mari, ont enfin déserté le présentoir mural du salon, où ils végétaient, pour se livrer une bataille acharnée sur les marches de l’escalier du sous-sol ; enfin le téléphone, mettant à profit les hésitations provisoires du pouvoir exécutif, s’est expatrié dans la chambre des enfants, et l’usage immodéré que semblent en faire ces derniers ne peut laisser aucun doute quant au caractère exorbitant de la note dont vous prendrez connaissance le jour de votre retour(4). Quand le compte rendu de ces divers remaniements ne s’assortit pas des remarques désagréables que votre belle-mère formule régulièrement à votre endroit, vous pouvez vraiment dire que le pire a été évité. Mais qu’est-ce que le pire, quand on voit l’état dans lequel se trouve votre mari au départ de ceux qu’il appelait, il y a une heure encore, ses « chers petits » ?

Quant aux autres visites, elles sont incontestablement moins mouvementées (sauf si, bien entendu, vos amis jugent bon de se faire accompagner de leur propre progéniture(5)) ; mais, quand bien même les visiteurs seraient d’un âge que l’on peut qualifier de « respectable », la situation serait tout aussi peu enviable. En effet, les lieux communs que l’on se croit obligé d’assener à votre mari (« Vous avez une mine superbe » ; « On ne croirait jamais que vous relevez d’une opération », etc.) l’agacent souverainement ; d’autre part, la conversation finira toujours par évoquer les déboires passés des visiteurs. C’est ainsi que, dans un même après-midi, votre mari et vous-même revivrez, dans leurs détails les plus sordides, l’appendicectomie du collègue de bureau, l’ablation du sein de la voisine ainsi que la « prostate » du grand-oncle. Autant de récits autrement éprouvants pour votre malade que sa propre intervention, puisque affrontés sans le secours de l’anesthésie et avec l’obligation de sourire.

Ajoutons à ce consternant tableau que ceux qui vous rendent visite ont un sens de l’opportunité extraordinaire dès lors qu’il s’agit de choisir leur moment : ce sera, à coup sûr, pendant le repas (et chacun sait que le fait de manger froid n’a jamais rendu la nourriture plus comestible) ; au beau milieu de l’opération pipi, au cours de laquelle Monsieur expose à tous les vents une partie peu glorieuse de sa personne ; durant la visite du chirurgien, enfin (qui en profite pour s’éclipser sans avoir eu à répondre à vos questions oiseuses). Plus simplement les visiteurs se contentent d’arriver tous en même temps, ce qui a tôt fait de rendre l’atmosphère irrespirable(6).

Seul sujet de consolation pour votre infortuné mari — dont le large sourire montre bien l’intensité de la crise intérieure qu’il traverse : la perspective d’une revanche prochaine. Lui aussi se fait fort d’avoir quelque chose à raconter, lorsqu’il se retrouvera de l’autre côté du lit !

 

(1) Plutôt que de signaler cette nouvelle panne (ce qui vous vaudrait une troisième intervention du réparateur), vous préférez vous contenter du transistor.

(2) Pour connaître les conséquences de ces manipulations inopportunes, se reporter au chapitre II.

(3) Courbe désespérément plate depuis que votre mari, las de toutes ces « singeries », communique à l’infirmière une température imaginaire et (c’est le cas de le dire !) dénuée de tout fondement...

(4) Vos enfants ont notamment quelques correspondants à l’étranger.

(5) Inutile de préciser que votre mari supportera ces enfants-là d’autant plus difficilement qu’il ne s’agit pas des siens et qu’il n’aura même pas la ressource de les gratifier d’une taloche.

(6) Au sens propre comme au figuré, du reste, car le lit d’un malade est un terrain particulièrement propice aux règlements de comptes familiaux.

 
< >