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IV

La marche au supplice

Illustration par Bernard Verquère
La chambre 207
s'est peu à peu métamorphosée
en atelier de mécanique auto...
Bernard Verquère

Et c’est enfin le jour tant redouté. À 5 h 30, votre mari et vous-même(1) êtes tirés d’un sommeil agité par le discret tintamarre que font les infirmières en prenant leur service. En effet, trois quarts d’heure plus tard, l’une d’entre elles se précipite dans votre chambre, brandissant le thermomètre rituel. Elle promet de repasser sous peu. Vous ne la reverrez plus avant l’opération.

Commence l’interminable attente. De la mort, pour votre mari. Du petit déjeuner, en ce qui vous concerne. Car le repas du soir précédent est bien impuissant à réprimer les quelques gargouillis qui s’échappent poétiquement de votre être intime (vous aviez bien pensé à apporter une boîte de gâteaux secs, mais vous n’avez pu vous résoudre à les grignoter en présence d’un mari que la faim tenaille de plus en plus).

Enfin arrive la collation. De même que l’interne chargé d’évaluer le temps de coagulation et de mettre en place l’ultime perfusion. Il n’en faut pas plus pour vous couper cet appétit pourtant si tenace et vous inciter à renvoyer le plateau intact, si toutefois la composition dudit plateau n’y avait pas déjà suffi : le café, malgré une bonne volonté évidente, ne parvient pas à colorer l’unique sucre dont vous disposez, le pain est rassis et le beurre brille surtout par son absence. Vous n’osez vous promettre de vous rattraper le midi suivant.

Tout au long de la matinée, les coups de téléphone se succèdent (car, au contraire du téléviseur, cet instrument du diable fonctionne). Ils émanent de connaissances bien intentionnées qui croyaient que tout n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. Hélas ! il n’en est rien...

13 h 30. C’est la prémédication. Votre époux, résigné à accepter le pire, offre sans rechigner un fessier qui ne tarde pas à présenter quelques couleurs vives. Des mains expertes se hâtent de le parer pour le sacrifice : combinaison « prêt-à-porter », babouches stériles, charlotte en papier. Vous parvenez à grand-peine à réprimer un formidable éclat de rire qui, vu les circonstances, n’eût pas été d’un goût excellent. Histoire de remonter le moral des troupes, des infirmières viennent entreposer, dans un coin retiré de la chambre (mais suffisamment visible pour que votre mari remarque leur présence), les bonbonnes d’oxygène dont on se servira en cas de coup dur.

14 heures. Sans avoir vraiment perdu connaissance, votre mari somnole. Il garde les yeux obstinément fixés sur la ligne bleue des Vosges que représente, pour l’heure, le poster alpestre. Au prix d’un effort surhumain et qui fait peine à voir, il redresse de temps en temps la tête et la tourne vers vous pour demander ce qu’il est venu faire dans cette galère.

Mais il est déjà trop tard pour parer l’abordage. Un sinistre gorille fait irruption dans la pièce, empoigne votre mari sous les aisselles, le transborde, sans ménagement excessif, sur une table roulante(2) et c’est le départ pour l’inconnu. Un dernier regard mouillé, un léger signe de la main et c’en est fait : vos destinées se distinguent irrémédiablement...

Pour votre mari, c’est le dédale et la fraîcheur des couloirs, le hurlement des ascenseurs, le spectacle effrayant de ceux qui reviennent du front et le regard indifférent de son cerbère (regard tellement indifférent qu’il ne paraît s’apercevoir de la présence des murs que pour sa sauvegarde personnelle et que votre époux atteindra l’échafaud avec une bosse au crâne et quatre orteils écrasés par mégarde). Puis ce seront la table d’opération, le gigantesque scialytique qui la domine, le sourire narquois de l’anesthésiste qui ordonne hypocritement de compter jusqu’à dix. Enfin le gouffre noir, sans fond.

Pour vous, c’est le commencement de l’angoisse. Les rares petits pois avalés le midi entament dans votre gosier une partie de pétanque acharnée, avec le camembert pour cochonnet. Dix longues minutes s’écoulent, au cours desquelles vous n’avez d’autre compagnon que le bruit saccadé de votre cœur. C’est le moment ou jamais de tirer parti des quelques rudiments d’un yoga qu’en femme moderne vous ambitionniez jadis de pratiquer. Les effets salutaires d’une respiration contrôlée vous revenant à la mémoire, vous vous livrez à une série d’inspirations-expirations destinée à vous procurer le calme intérieur.

Le nirvana est en vue quand trois coups secs, frappés à la porte de la chambre, vous ramènent avec brutalité dans l’univers mesquin des contingences. Déjà mort ? Non, c’est le réparateur de l’avant-veille qui, stupéfait d’apprendre que ses manipulations n’ont pas porté leurs fruits, vient constater les dégâts et effectuer les essais indispensables. Pas maintenant, tout de même ? Si, si, l’administration lui a affirmé qu’il disposait d’une bonne heure. Il ne vous reste plus qu’à obtempérer et à remettre votre quête d’ataraxie à plus tard. D’ailleurs cette visite imprévue vous distraira bien plus efficacement que le yoga : où trouveriez-vous le temps de penser à votre mari alors que le technicien vous prie, sans la moindre gêne, de tenir l’échelle durant ses ébats et de l’informer à tout moment des progrès de la réparation ? Lesquels progrès, du reste, n’ont rien d’évident : la chambre 217 s’est peu à peu métamorphosée en atelier de mécanique auto (il n’y manque que la graisse) sans que, pour autant, la speakerine parvienne à retrouver ses yeux sur une ligne horizontale. Consciente de l’imminence du retour de votre mari et du fait que celui-ci aura probablement d’autres préoccupations que de connaître le résultat du loto, vous glissez la pièce au réparateur et le suppliez de débarrasser le plancher.

 

(1) Peu désireuse de renouveler l’expérience malheureuse de la veille, vous avez définitivement abandonné vos petits anges à leur grand-mère pour vous installer, en permanence, au chevet de votre malade.

(2) Le lit de votre mari était bel et bien muni de roulettes mais la porte de la chambre était, elle, trop étroite pour lui permettre le passage...

 
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