< >

IX

Autres camps, autres mœurs...

« Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime... »
Alphonse de Lamartine (Méditations poétiques)

Dieu merci, point ne sera toujours besoin de recourir à la subversion pour tirer vos compagnons d’infortune de leur léthargie : il subsiste sur notre territoire une quantité appréciable de terrains qui ont su se préserver de cette « folie des grandeurs » et sauvegarder leurs dimensions humaines. Ceux-là sont aux camps du chapitre précédent ce que le village est à la communauté urbaine : pas question de numéro ; chacun s’appelle par son prénom. Nous avons souvenance d’une gérante vichyssoise qui, pour atténuer le côté inélégant des communications par haut-parleur, avait coutume de remplacer le conventionnel et impératif « Allô ! » par un malicieux « Coucou ! ». Elle y avait d’ailleurs gagné son surnom. Libre à vous de trouver ce « Coucou ! » quelque peu cucul, il n’en reste pas moins qu’il parvenait à faire oublier que trois W.-C. sur cinq étaient bouchés en permanence et que l’exquise odeur qui s’en dégageait ne le disputait ardemment qu’à celle des cerisiers en putréfaction. Preuve supplémentaire de cette complicité bon enfant qui s’était installée dans ce camp modèle : par un beau matin de la fin août, une voiture belge lança, alors qu’elle passait au ralenti devant le bureau, un tonitruant « Coucou ! ». Émue jusqu’au plus profond d’elle-même, écrasant déjà une larme discrète, la gérante au grand cœur répondit au salut par des signes d’amitié. Avant de s’apercevoir que ces braves gens venaient tout bonnement de partir sans payer.

Mais nous ne saurions mettre un terme à ces chapitres consacrés aux terrains sans mentionner, dans une catégorie qui ne ressemble à aucune autre, ceux de la région parisienne. Leur originalité réside essentiellement dans le fait que les parcelles y sont ordinairement louées à l’année, à seule fin de permettre aux administrés de M. Chirac de venir s’oxygéner et prendre un « bain de nature » en banlieue, chaque week-end. Ce qui, si l’on en juge par l’aventure peu banale que nous ont racontée les Duroc(1), peut donner lieu à des situations particulièrement cocasses...

Ce soir-là, nos héros étaient sur le chemin du retour. Forts de trois semaines et demie de vacances passées au grand air, détendus, le teint hâlé, ils avaient décidé — d’un commun accord, ce qui est plutôt rare — de faire une infidélité à l’autoroute et de dénicher un petit camp tranquille dans l’espoir d’y passer une nuit réparatrice. C’est ainsi qu’ils s’arrêtèrent à M... Un terrain typiquement banlieusard : caravanes presque toutes inoccupées, trônant au beau milieu de parterres fleuris et de petits coins de verdure soigneusement entretenus. Çà et là, des écriteaux aux couleurs vives apprenaient au visiteur que ces bungalows suffisaient aux rêves de leurs propriétaires.

M. Duroc, que les kilomètres accumulés avaient rendu imperméable à ce genre de profession de foi, prit rapidement la direction des opérations en immobilisant le convoi sur l’un des rares carrés vacants : la perspective de prendre un repos bien mérité lui donnait des ailes et du muscle.

Ainsi, c’est à peine s’il déchanta lorsqu’il s’aperçut que les garnements d’à côté — que la prise d’assaut de leur terrain de jeux habituel n’avait pas comblés d’aise — s’amusaient à catapulter du gravier sur la coque de sa caravane. M. Duroc, qui adore les enfants quand ils dorment, dut employer toute son autorité car le bombardement cessa. Il ne restait plus qu’à faire preuve de la même fermeté vis-à-vis du molosse qui montrait les crocs et la puissance de ses amygdales à chaque promenade de reconnaissance que l’on avait la faiblesse de tenter.

Le dîner fut frugal. On mangea distraitement, occupé que l’on était à écouter les informations dont le voisin, muni d’une antenne extérieure(2), faisait profiter le camp tout entier. La télévision fut ensuite relayée, vers 23 h 15, par le ménage d’en face qui, à en juger par les insultes et les cris qui fusaient de la tente, devait avoir organisé un combat en trois manches... au couteau.

Les Duroc ne sont pas faiseurs d’embarras. Ils attendirent patiemment que le vin et le couteau fissent leur office et fermèrent l’œil un peu avant 2 heures du matin(3).

Lorsque, vers 4 h 45, retentit le premier cocorico, personne ne s’en émut outre mesure : Madame se croyait revenue au temps béni où elle nourrissait la basse-cour de la ferme paternelle ; Monsieur à celui où il accompagnait le quinze de France dans chacun de ses déplacements à Twickenham. Quant au fils, il cherchait désespérément à savoir, en s’aidant de ses doigts filiformes, si cette manifestation de chauvinisme exacerbé pouvait coïncider, d’une manière ou d’une autre, avec un 1er avril ou un 14 juillet. Mais, au second chant, le doute n’était plus permis : d’un seul élan, tous émergèrent des oreillers.

M. Duroc, n’écoutant que son courage, fit jouer le verrou, tourna avec d’infinies précautions la poignée (le chien n’avait pas bougé et il ne dormait visiblement que d’un œil). Ce fut pour découvrir, fièrement campé sur le marchepied, un superbe coq de bruyère, « haut comme ça »(4). Le fil qu’il avait à la patte conduisait à la caravane voisine.

Comme il ne s’avéra guère possible de faire comprendre au gallinacé que son insistance n’était rien de moins que déplacée, les Duroc n’eurent d’autre ressource que de reprendre la route, un peu plus tôt que prévu.

Sans même avoir eu la consolation d’en boucher un coin à la gardienne à qui ils s’empressèrent de rapporter l’incident :

Vous savez, répondit-elle avec un demi-sourire, ces gens de la capitale, ils sont tous un peu fadas... Dès qu’ils débarquent à la campagne, ils ne se sentent plus : il y en a même ici qui élèvent des canards !...

 

(1) L’auteur décline ici toute responsabilité, se bornant à transcrire l’anecdote telle qu’elle lui a été rapportée par les Duroc. Anecdote qui n’est pas forcément représentative de tous les camps de la région parisienne, cela va sans dire...

(2) Cf. chapitre XVIII.

(3) À ceux que la durée du combat pourrait surprendre, les Duroc tiennent à préciser qu’à leur avis les belligérants n’en étaient pas à leur coup d’essai et que, de toute évidence, ils tiraient là les fruits d’un entraînement intensif dans la pratique des arts martiaux.

(4) C’est du moins ce que nous a affirmé M. Duroc, joignant, comme il en a l’habitude, le geste à la parole.

 
< >