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VII

Un bison pas si futé

« Il faut suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. »
André Gide (Les Faux-Monnayeurs)

Le caravaning, c’est avant tout la liberté, l’insouciance. Le loisir de se rendre où l’on veut quand on le veut. La possibilité de « flirter » avec les routes de France et de faire les vacances buissonnières sans avoir à s’inquiéter du premier repas de pension ou du meublé loué depuis février. Les véritables vacances, en somme : plus d’itinéraire ni de contraintes, l’inspiration au pouvoir !

Ainsi vous, Monsieur, qui brûlez de suivre l’exemple des Duroc et venez d’acheter une superbe caravane, n’ayez aucune crainte : tous ces slogans à la gloire des maisons roulantes ne souffrent aucune contestation. Vous allez enfin pouvoir voyager à votre guise. À condition d’éviter :

- les départementales, rarement carrossables ;

- les nationales, en meilleur état mais souvent dangereuses et encombrées ;

- les autoroutes, traîtresses et, à la longue, mortelles pour le moteur ;

- les grandes agglomérations, fertiles en embouteillages ;

- les trajets prolongés sans station-service (cf. chapitre précédent) ;

- les côtes à fort pourcentage et les descentes rapides ;

- les cols, quels qu’ils soient ;

- les gorges, défilés, bourgades à flanc de montagne et autres passages étroits.

À la lecture d’un tel pense-bête, plus d’un caravanier normalement constitué conclurait que le plus sage est encore de rester chez soi et de camper dans sa cour. Solution que nous nous garderons bien, d’ailleurs, d’écarter avec dédain, tant il nous apparaît discutable qu’un dépaysement, pour s’avérer bénéfique, nécessite un circuit de plusieurs centaines de kilomètres... Mais les Duroc, nous l’avons dit, sont des Français moyens, avec tout ce que ce qualificatif peut comporter d’arrogant et de peu raisonnable : ils se doivent d’amortir leur achat et tout le reste n’est que littérature.

Libre à eux de se casser les dents, pour l’intérêt de ce chapitre et le plaisir que vous éprouverez peut-être à le lire. Mais nous ne pouvons nous résoudre, cher lecteur, à ce que vous vous ébréchiez aussi les vôtres. Méditez donc ces deux règles d’or : les ennemis jurés du caravanier sont le sol (quand il s’élève) et les arbres (quand ils prennent un air penché). Ces deux points maîtrisés, nous n’osons affirmer que vous sortirez indemne de l’aventure mais il y a gros à parier que vous parviendrez à retarder l’hôpital de trois bonnes semaines.

Pour avoir négligé ces précautions élémentaires, les Duroc se sont mordu les doigts en diverses occasions que la discrétion nous interdit de rapporter dans le cadre de ce livre. Nous nous bornerons à vous en citer deux, avec l’aimable autorisation des intéressés(1).

 

La première de ces mésaventures s’est déroulée à La Batie-Divisin, localité que les Duroc avaient cru bon de placer sur la route de Grenoble. Il y avait, à la sortie du village (chose que les cartes routières n’indiquent pas toujours avec toute la précision souhaitable), une côte dont le pourcentage nous échappe, mais qui suffisait à donner aux cheveux ondulés de M. Duroc un petit air de fête.

Signe indubitable des moments difficiles : les chamailleries inhérentes aux longs parcours, et qui prennent souvent leur source dans les remarques désabusées du fiston, s’interrompirent net. Devant l’ennemi, c’est bien connu, il importe de serrer les rangs et de faire cause commune ; et quand on vit, ce matin-là, la taille — ou plutôt la pente — de l’ennemi, l’Union sacrée se reconstitua instantanément. Monsieur Duroc intima le silence, son fils se pencha vers l’avant pour soulager la tractrice ; quant à Madame, elle s’était depuis longtemps déjà réfugiée dans les prières...

Comme toujours en pareil cas, la voiture de nos héros donna d’abord l’impression de pouvoir effectuer cette grimpette les doigts dans la calandre. Mais il fallut bien vite en rabattre : on n’en était encore qu’à mi-parcours quand les Duroc sentirent leur épiderme envahi par une trépidation qui en disait long sur le proche avenir du moteur. Ce que voyant, le fils — qui souffrait mille morts pour trouver la force de tenir son mauvais esprit en laisse — fit observer à son chauffeur de père (lequel écrasait subrepticement quelques gouttes de sueur) que c’était la quatrième fois qu’il rétrogradait, que tout cela ne saurait durer et que le moulin finirait bien par jouer à la pétanque avec ses bielles. À un moment donné, on se demanda, du reste, si le cochonnet n’avait pas déjà été lancé : sans le vacarme du moteur — auquel venait s’ajouter celui du ventilateur qui officiait à pleines pales —, on eût pu se croire à l’arrêt ; et si le convoi avait subitement décidé de faire machine arrière, ce n’est pas Mme Duroc, perdue dans ses cantiques, qui aurait trouvé à y redire...

La voiture, néanmoins, tenait bon et s’accrochait, avec la rage du désespoir, à l’asphalte. Le paradis semblait s’estomper à l’horizon et le fils Duroc profita même de l’accalmie pour comparer la situation à celle des tireurs à la corde d’Intervilles : il y avait lieu de se demander, en effet, à l’instar du sympathique présentateur, de quel côté cela allait finalement céder. Mais un cri de Madame, déchirant le cockpit, ramena tout aussitôt l’équipage sur les sentes de la dure réalité qu’il n’aurait jamais dû quitter : les voyants lumineux du tableau de bord venaient de s’allumer avec un ensemble irréprochable, symphonie de rouge et de bleu qui confirmait, s’il en était besoin, le délabrement de la mécanique(2).

Par bonheur, la terre promise — en l’occurrence, le sommet du raidillon — n’était plus très loin. Assez, toutefois, pour que le trio pût assister au final, grandiose comme il se doit : la température étant devenue insupportable, l’eau jugea bon de gagner ses quartiers d’hiver et abandonna le vase d’expansion ; de son côté, le moteur entreprenait de cracher ce qu’il lui restait de dents et une fumée blanchâtre envahit les abords immédiats de ce qui, au loin, devait ressembler à un hovercraft. Monsieur Duroc se dirigea, dès lors, au jugé.

Seule constatation réconfortante au sein de ce tableau d’apocalypse : il y a un dieu pour les caravaniers. Les trois naufragés, la voiture et Titine se hissèrent finalement jusqu’à la cime. Une cime qui, sur le plan touristique, n’atteignait d’ailleurs pas des sommets : un dégagement bosselé, une antique cabane de bois et un imposant tas de fumier à proximité duquel il fallut bien immobiliser le convoi. Consternant spectacle que ce terrain de camping improvisé où trois excités se disputaient sans vergogne (« C’est à cause des slips ! » ; « C’est la faute des jouets ! » ; « C’est papa qui ne sait pas conduire : il aurait dû se lancer... »).

Tout cela n’étant rien en regard de la tête que feront nos Duroc en entendant le garagiste soutenir, un quart d’heure plus tard : « La Batie ? Oh ! ce n’est qu’un faux plat. C’est après que les choses deviennent sérieuses... »

 

Le second contretemps de taille qu’eurent à subir les Duroc eut pour cadre le fabuleux Massif central : nos héros avaient décidé ce détour pour surprendre des amis qu’ils avaient jadis connus dans la région.

Payrac. Une route rectiligne, bordée de platanes. Monsieur Duroc, à vitesse réduite, longe le trottoir, laissant à ses passagers le soin de repérer la façade familière. Le cortège est sur le point de faire halte lorsque le fils, croyant avoir identifié la maison, risque un conseil :

C’est là-bas, ‘pa ! J’en suis sûr ! Avance encore un peu...

Dix mètres. C’était peu. Mais ce fut suffisant pour que l’angle avant droit de la caravane vînt s’écraser sur le seul arbre incliné de la rue. En douceur. À la façon d’une prune trop mûre qui tombe délicatement sur le sol moussu. À peine si, de l’habitacle, on perçut le bruit de l’impact. Il est vrai qu’il fut rapidement couvert par une bordée de jurons.

Dehors, le spectacle en valait la peine : la coque enfoncée, le rail de l’auvent inutilisable, le coin toilettes inaccessible et, naturellement, l’étanchéité de l’ensemble sérieusement compromise. Il ne restait plus à M. Duroc qu’à téléphoner à l’assureur pour lui signaler le sinistre, trouver le concessionnaire le plus proche, s’y entendre expliquer que, faute de main-d’œuvre compétente, la réparation ne pourrait être effectuée avant deux semaines au moins, piquer une crise et envoyer ledit concessionnaire à tous les diables, calfeutrer tant bien que mal la brèche à l’aide de mastic, d’une feuille de plastique et de quelques pinces à linge... et se priver d’un auvent de cinquante kilos que l’on avait eu beaucoup de difficultés à « trimballer ».

Et sans lequel Mme Duroc eût pu s’entourer, en toute impunité, de sous-vêtements supplémentaires !

 

(1) Nous ne saurions trop remercier la famille Duroc de nous avoir permis d’insérer ces anecdotes dans le présent ouvrage. Anecdotes qui, nous en sommes persuadé, rendront de précieux services aux futurs caravaniers qui nous lisent...

(2) Monsieur Duroc, en nous narrant cet épisode, n’a guère insisté sur ses propres réactions à ce moment précis. Mais nous ne croyons pas trahir la vérité en supposant que, s’il a ouvert la bouche, ce ne fut pas pour conter Le Petit Poucet.

 
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