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II

L’embarras du choix

Dans l’adversité, Mme Duroc avait d’abord chanté à l’unisson de son seigneur et maître. Mais la phase de « déprime » passée, elle ne mit guère de temps à se ressaisir. Elle ne connaissait que trop bien les déplorables effets de la canicule sur son tire-au-flanc de mari et il ne faisait aucun doute que le caravaning renforcerait les dispositions innées de son fils pour le farniente. Bref, il lui était facile d’entrevoir le surcroît de travail que ne manquerait pas de lui valoir cette nouvelle formule de vacances ; et s’il ne pouvait être question d’amener son époux à revenir sur une décision qu’elle savait irrévocable, elle ne se rendrait pas sans combattre. Mieux : c’était le moment ou jamais d’imposer ses conditions et de « mettre les choses au point ». S’engagèrent alors de douloureux pourparlers, au cours desquels le chantage, les tractations et les pressions les plus sordides se donnèrent malheureusement libre cours. Toutefois, la maîtresse de maison sut se montrer intraitable sur l’essentiel. Elle vivante, il n’y aurait de place pour une caravane que si ces messieurs promettaient, sur ce qu’il leur restait d’honneur, de s’acquitter des travaux pénibles : commissions et remplacement des bonbonnes de gaz pour le père ; vaisselle et corvée d’eau pour le fils. Dans la distribution, Madame ne s’était réservé que le rôle de cuisinière, ce qui, au surplus, ne rassurait personne. Mais tous les amendements que s’ingénia à déposer l’opposition restèrent lettre morte ; face à ce « vote bloqué », force fut de capituler et, si l’on ne poussa pas l’ironie jusqu’à publier un communiqué commun, les deux parties aboutirent néanmoins à un accord, parvenant à définir, dans un climat de raisonnable euphorie, un code de bonne conduite.

Cette hypothèque levée, les Duroc purent alors s’atteler, corps et âme, à ce qui demeurait la besogne principale : le choix de leur maison roulante. Travail considérable s’il en est. Durant des semaines, ils compulsèrent des dizaines de revues spécialisées, dépouillèrent des centaines de fiches techniques, visitèrent un nombre incalculable de modèles. Des mois durant, on ingurgita du Sterckeman, on rêva de Caravelair, on ne respira plus que par Digue. Tesserault et Constructam devinrent des mots magiques. Daninos et Guy des Cars désertèrent les tables de nuit, expulsés, sans autre forme de procès, par des montagnes de prospectus Star et France-Confort. À table, plus question d’inflation ni d’OLP, mais bel et bien de Falaise ou d’Esterel. Jusqu’aux lieux d’aisances que les patronymes prestigieux de Marius Gruau ou de Georges et Jacques rendaient difficiles d’accès !

Devant l’ampleur de la tâche, on se l’était tacitement répartie.

Madame Duroc, bien qu’elle affirmât n’avoir « que peu de temps à accorder à tout ça », consacrait trois heures par jour à passer en revue les commodités ménagères : elle s’avéra bientôt incollable sur les mérites respectifs de la cuisine latérale et de sa rivale « en bout », les possibilités offertes par les divers réchauds et les multiples positions de la pompe à eau. Mais ses vastes compétences ne purent longtemps se satisfaire d’un aussi maigre domaine : elles s’étendirent vite au confort en général. Capacité de rangement, dispositif d’ouverture des placards, qualité du revêtement de sol, il n’était nulle matière où sa sagacité coutumière ne trouvât l’occasion de s’exercer. L’insomnie tenace que Mme Duroc prétendait combattre sans le moindre résultat depuis des années eut elle-même à souffrir de cette nouvelle passion : elle fut, sinon vaincue, du moins rendue plus tolérable dès lors que l’infortunée occupa ses nuits, naguère interminables, à se demander, dans l’anxiété que l’on devine, si le lit rabattable représentait réellement un gain d’espace par rapport aux couches superposées, ou si la table coulissante, pour séduisante qu’elle fût de prime abord, ne se révélerait pas branlante à l’usage...

Monsieur Duroc s’était octroyé la partie technique (ce qui était d’autant plus méritoire que, jusqu’alors, il faisait difficilement la différence entre une vis et un écrou). Il élargit, de façon appréciable, le champ de son vocabulaire, ponctuant notamment sa conversation de « profils aérodynamiques », de « systèmes de freinage compensé » ou de « suspensions sur coussins d’air » du plus bel effet. Mais ces formules prétentieuses — auxquelles il ne comprenait d’ailleurs pas grand-chose — étaient surtout destinées à épater une galerie prompte à l’émerveillement ; ce qui le préoccupait vraiment, en conducteur avisé qu’il se plaisait à être, c’était de savoir si la modeste (et déjà vénérable !) sept chevaux qui l’avait accompagné jusqu’à ce jour dans toutes les régions de France et de Navarre serait ou non capable de tracter de pareils engins sans se voir contrainte de faire valoir ses droits à une retraite anticipée. Dans ces conditions, et sans que M. Duroc estimât pour autant nécessaire de suivre sa moitié dans ses élucubrations d’insomniaque, on comprendra aisément que ce furent les concepts de poids et de prise au vent qui hantèrent le plus clair de ses nuits...

Quant au fils Duroc, il n’entendait pas gâcher sa belle jeunesse en entrant dans de telles considérations. Il disposait d’un système bien à lui pour arrêter son choix et il s’y tenait sans faillir : pour lui, une caravane avait de l’allure(1) ou n’en avait pas. C’était tout. Et ce n’était déjà pas si mal, puisque ce seul critère lui permit d’éliminer d’office quelque vingt-cinq modèles sur lesquels ses parents s’étaient longuement penchés...

Cette fois encore, trouver un terrain d’entente ne fut possible qu’à force de patience, d’abnégation et de renoncements mutuels. En effet, Madame avait à peine déclaré son amour pour une caravane aussi imposante que coquette qu’elle s’entendit préciser, non sans humour, qu’à moins d’acheter aussi un tracteur (ce qui n’était pas inscrit aux dépenses immédiates du budget familial), il n’était pas question d’espérer la voir bouger autrement qu’en descente ; la favorite de Monsieur n’eut guère plus de chance, Madame faisant valoir, avec une pointe de satisfaction revancharde à peine dissimulée, qu’elle ne se résoudrait jamais à vivre un mois entier dans un pareil taudis. Un compromis pouvait survenir par la grâce d’un troisième modèle, mais le fiston eut tôt fait de dissiper ces dernières illusions en affirmant, d’un ton péremptoire, que la couleur des rideaux était « à vomir ».

De guerre lasse (et aussi parce que — délais de livraison obligent — le temps pressait), on finit par se mettre d’accord sur une caravane qui, si elle n’enthousiasmait personne, permettait à chacun de sauver la face. En fait, seul son prix était de nature à faire pousser les hauts cris. Mais l’heure n’était pas à de telles mesquineries et ce fut, en définitive, sans la plus petite arrière-pensée que Titine (c’est le nom que reçut la maison roulante) fut amenée en grande pompe devant la porte du domicile. Comme M. Duroc, un sanglot d’émotion dans la voix, le laissa alors entendre, le plus gros était fait !

Il ne lui restait plus, en effet, qu’à assurer Titine contre le vol, l’incendie et les dégâts des eaux, à lui dénicher un gîte pour les mois d’hiver, à la nettoyer de fond en comble(2), à « charger » et à passer en catastrophe le permis E (le Poids total autorisé en charge ne pouvant, sans cela, excéder celui de la voiture et le tas de slips emporté par Madame ne laissant que peu d’espoir à Monsieur sur ce point)...

Bref, à consacrer les quinze premiers jours de ses congés à être fin prêt(3).

 

(1) Il employait en réalité un mot plus évocateur mais moins académique, que le sérieux d’un tel ouvrage nous interdit de reproduire ici.

(2) Dans le domaine du caravaning comme ailleurs, ne jamais confondre neuf et propre.

(3) Et à expliquer au voisin d’en face, devant les fenêtres duquel M. Duroc a été contraint de faire stationner sa nouvelle acquisition, que le départ est imminent. Certains esprits grincheux préfèrent en effet (allez savoir pourquoi !) voir la vie en rose plutôt qu’en blanc...

 
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