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XIII

Voyagez, prenez de la peine...

Si le bricolage, tel que le conçoit et le pratique M. Duroc, vous laisse de glace, un autre passe-temps vous propose heureusement une solution de rechange moins périlleuse : le tourisme. Où que vous alliez, ce dernier, par l’entremise des syndicats d’initiative et organismes spécialisés, vous offre de saines distractions, rehaussées d’une dimension culturelle que vous auriez tort de tenir pour négligeable. Seulement voilà : ne s’improvise pas touriste qui veut ; est seul susceptible de devenir un touriste accompli celui qui adhère à un credo dont les principaux articles pourraient s’énoncer comme suit :

 

Article I : s’équiper en touriste.

Il serait en effet malencontreux de vous priver, par désinvolture, de ce signe de reconnaissance, d’autant que l’uniforme est standard et peu coûteux. Ci-joint la liste des accessoires indispensables(1) :

- lunettes solaires (de préférence montées sur écaille) ;

- chapeau de paille à larges bords(2) ;

- tee-shirt à la gloire d’une université américaine quelconque ou chemisette laissée béante sur le poitrail (si possible velu) ;

- shorts et socquettes blanches ;

- paire de tennis ou d’espadrilles ;

- appareil photo muni d’un téléobjectif (plus le téléobjectif sera grand, plus vous en imposerez aux autochtones) ;

- paire de jumelles ;

- Guide Vert ;

- carte Michelin (la carte d’état-major est réservée au touriste snob).

 

Article II : ne jamais regarder le paysage autrement qu’à travers l’objectif de l’appareil photo.

Vous n’en aurez pas le loisir. Il serait temps de comprendre une fois pour toutes que c’est la quantité des choses vues qui compte et non la qualité : s’extasier devant les beautés naturelles d’un site n’est pas d’un touriste responsable. Il a beaucoup mieux à faire.

 

Article III : tout visiter(3).

Vous avez bien lu : tout. Prier dans toutes les églises, se recueillir dans toutes les maisons natales, arpenter les couloirs de tous les musées, franchir le pont-levis de tous les châteaux, explorer toutes les grottes, essuyer du fond du short les banquettes de tous les télésièges. Vous ne pouvez sérieusement prétendre à la connaissance d’une région sans en passer par là. Ne laissez rien dans l’ombre. La moindre négligence peut être fatale.

 

Article IV : se mêler à l’habitant.

Ne péchez pas, toutefois, par excès de zèle et ne vous laissez pas accuser bêtement de préférer les vieilles pierres aux réalités de la vie quotidienne. Les touristes chevronnés vous le diront : une poignée de main échangée avec l’indigène vaut tous les Guides Verts du monde. N’hésitez jamais, par conséquent, à pousser le portillon et à rejoindre le sage du village(4) sur son banc de pierre. La perspective de ne pas comprendre un traître mot à son patois d’édenté ne doit pas vous arrêter un seul instant : l’essentiel est que vous paraissiez vivement intéressé par ses propos sur la photo que prendra votre femme pour immortaliser l’événement. (Peut-être est-il préférable, en fin de compte, que vous ne saisissiez pas dans leur intégralité les nuances de l’argot du cru, l’ancêtre n’ayant que rarement des mots aimables pour ceux qu’il considère comme des envahisseurs sans foi ni loi...)

 

Article V : faire honneur aux spécialités régionales.

Ménagez-vous de fréquentes pauses gastronomiques. Montaigne le conseillait déjà en son temps : voyager ne consiste pas seulement à « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui », il s’agit encore de goûter à sa cuisine. Opinion bien française, qui comble d’aise nos prétentions en ce domaine et contre laquelle il serait vain de s’insurger. Refusez donc systématiquement la facilité et le bifteck frites qui vous tendent hypocritement les bras pour exiger la petite friture du golfe et le vin du pays. Même si vous devez apprendre quelques semaines plus tard, de source d’hebdomadaire bien informé, que la petite friture en question avait un air congelé et que le vin n’avait du pays que l’étiquette et le prix.

 

Article VI : acheter des cartes postales.

D’abord le temps que vous passerez à les rédiger sera autant de gagné, nous l’avons vu, sur l’ennui. Ensuite il est indispensable de faire savoir à vos amis et connaissances que vous coulez des jours heureux dans une contrée de rêve ; vous représenter la tête de votre voisin au moment où il reçoit de vos excellentes nouvelles vous dédommagera, en effet, de bien des déboires...

 

Article VII : collectionner les souvenirs.

C’est l’article essentiel. N’oubliez pas que c’est là-dessus que vous serez jugé à l’arrivée. Aussitôt rendu dans une localité, bondissez dans les échoppes. Mais ne vous laissez pas abuser : achetez typique... Pour chaque région visitée, l’acquisition de deux ou trois menus objets s’impose :

- Alsace : une poupée alsacienne, une cigogne en terre cuite, un chapeau tyrolien, un pot à bière qui joue « Lili Marleen » ;

- Bretagne : une poupée bretonne, un pull marin à rayures, un écusson autocollant BZH, des galettes de Pont-Aven ;

- Haute-Provence : une poupée provençale, un sachet de lavande, une faïence de Moustiers ;

- Normandie : une poupée normande, un globe du Mont-Saint-Michel qui-fait-de-la-neige-quand-on-le-retourne, une plaquette de beurre Elle et Vire ;

- Paris : tout bibelot représentant, de loin ou de près, Notre-Dame, la tour Eiffel, l’Arc de triomphe ou le Sacré-Cœur ; à la rigueur une toile en l’honneur du poulbot de la place du Tertre ;

- à l’étranger : n’importe quoi pourvu que la provenance de la babiole soit nettement indiquée, authentifiant par là votre passage.

Surtout ne lésinez pas : dépensez ! Ayez toujours à l’esprit que le meilleur touriste est celui qui dilapide le maximum d’argent en un minimum de temps. Pour vous maintenir dans ces dispositions propices à la prodigalité, pensez de temps à autre à la satisfaction que vous éprouverez lorsque, rentré chez vous, vous découvrirez, au dos de ces souvenirs tellement typiques, l’étiquette à demi effacée : made in Japan...

 

Si vous souscrivez à toutes ces règles de conduite, vous serez un parfait touriste et il ne fait aucun doute que vous vous attirerez l’admiration de vos proches. Il ne vous reste plus qu’à caser tant bien que mal les trophées que vous aurez rapportés de vos expéditions et à chercher une route plate pour le retour.

Car il n’est plus question, chargé de ces cinquante kilos supplémentaires, de repasser par La Batie-Divisin !

 

(1) Libre à vous de vous comporter en franc-tireur et de faire fi de nos suggestions. Nous pensons cependant qu’en refusant les marques distinctives de la corporation, vous risquez de passer inaperçu et de ne pas être « plumé » en conséquence ; or, un touriste que l’on n’exploite pas outrageusement n’est pas vraiment un touriste...

(2) Ou tout autre couvre-chef. Curieusement, le touriste porte fréquemment le chapeau. Peut-être pour se garantir du soleil ; plus sûrement pour avoir la ressource de le tirer d’admiration devant les prix spécialement revus en son honneur.

(3) Visiter, dans le langage des touristes, se traduit par « faire », verbe passe-partout mais qui en dit long. Ex. : « Aujourd’hui, nous avons fait Castellane et les gorges du Verdon. » Expression d’autant plus surprenante qu’en l’occurrence c’est presque toujours le touriste qui est refait...

(4) Choisir un sage sans chien : il serait regrettable que le remarquable travail du teinturier se trouvât prématurément compromis par l’intrusion inopportune d’une rangée de crocs...

 
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