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Toccata

Illustration par Colette David
Colette David

Une clarté lunaire baignait tout l’édifice.

On se sentait dévisagé, mis à nu par ces regards de pierre, ces sourires glacés. L’obscurité totale n’eût pas été moins rassurante.

Le silence, lui non plus, n’était pas absolu. Des rumeurs s’exhalaient, assourdies, de la capitale.

 

Une ombre oblique, démesurée, s’évada d’une chapelle, se faufila parmi les chaises, enjamba la nef, escalada la tribune nord. Un moment hésitante, elle se déplaça d’abord lentement, comme fascinée par la mosaïque mouvante qu’elle esquissait sur ce paysage de mort. Les premiers pas sonnèrent, réguliers, parmi les losanges bleus et blancs.

Une chaise cria. L’ombre se figea, puis reprit sa progression saccadée pour se perdre bientôt dans la pénombre des portails.

Pendant longtemps, on n’entendit plus le moindre bruit.

 

Enfin, une lueur blafarde apparut à la tribune. On remarquait moins son halo que les discrètes arabesques qu’elle peignait sur le buffet d’orgue.

 

L’attaque fut brutale.

Le monument trembla sur ses bases, sembla chanceler sous la violence du choc. Puis, l’équilibre retrouvé, il se laissa envahir peu à peu par l’insolite mélodie.

Celle-ci avait d’abord fusé, telle une gerbe d’éclairs. Elle s’installa ensuite avec moins de précipitation, prenant lentement, méthodiquement, possession des lieux : elle se lova, courut vers le déambulatoire, pénétra les chapelles en un coït monstrueux et sacré. Remonta la nef jusqu’au chœur, occupa les stalles désertes. En même temps elle s’amplifiait, gagnait en volume, faisait pression sur les voûtes, au risque de les voir éclater.

Le dernier bastion enlevé, la cathédrale parut s’apaiser, au faîte de la jouissance : la déchirure du viol avait fait place à une enivrante plénitude.

 

À la tribune d’orgue, aux abords de la lueur, une main continuait à égrener les arpèges. Moins crispée, plus sereine. Cédant au besoin physique d’emplir l’espace, de repousser le silence.

Sur le pupitre, on déchiffrait, en gothique : « TOCCATA ».

Un peu en dessous : Charles-Marie WIDOR.

La main rêvait. Derrière elle, en contrebas, un gigantesque sabbat s’était improvisé. Abandonnant leurs postes d’observation, démons, dragons et chimères se coulaient le long des piliers, surgissaient de partout ; les statues commençaient à s’animer ; Quasimodo, séduit par le martèlement fatal de la basse, toujours plus obsédante, toujours plus profonde, avait lui aussi trahi son bourdon : attentif aux mouvements des rares noctambules qui arpentaient les berges de la Seine, il s’était laissé glisser de gargouille en clocheton...

 

Longtemps après que la main se fut immobilisée, Notre-Dame recouvra le silence. Un silence peuplé d’ombres, gagnant progressivement sur le rêve.

 

Là-haut, dans la tribune, la lumière brûlait toujours.

 
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