< >

La java s’en va

Rueil.

Et comme si ça ne suffisait pas : Rueil-Malmaison.

Comme si on avait voulu en remettre dans le chic, dans le raffiné.

J’allais dire dans le snob.

Une chance qu’elle me colle à la peau, cette fichue bâtisse, car ce ne sont pas là les quartiers que je fréquente, d’ordinaire.

Mais depuis le temps qu’elle tisse sa toile, obstinée, dans un coin de mon cerveau...

Mon « côté de Guermantes », quoi.

Oh ! je vous vois venir, vous, le lecteur, avec vos idées toutes faites et votre air blasé : vous allez me dire qu’en fin de compte cette maison, elle n’a rien d’exceptionnel.

Eh bien oui, voilà ! Vous êtes content ?

Ne comptez pas sur moi pour vous la décrire, d’ailleurs.

Rayon souvenirs, je n’ai plus guère qu’une ruelle à me mettre sous la dent. Floue, la ruelle. C’est à peine si on la gratifiait d’un regard, avant de s’engouffrer dans le parc.

Si j’osais, je la peuplerais aujourd’hui de marronniers, je la beurrerais de ce gravier qui crisse sous les pneus, comme pour mieux prévenir de votre arrivée. J’inventerais pour elle mille couleurs rares, à base d’automne et de soleil couchant.

Mais ce serait de la littérature, ça.

Et pas de la meilleure.

C’est que ça ne date pas d’hier, non plus.

Tenez, ça vous dira peut-être : l’année où Nougaro, le spleen en écharpe, pleurait sur la java.

Comprenais pas grand-chose aux paroles, faut avouer.

Quelque chose comme : « Quand le djazzé, quand le djazzé, là ! La javassan, la javassan, va ! »

L’esprit ailleurs, de toute façon. Là-bas, au terme d’une route insipide que la Panhard n’avalait jamais assez vite à mon gré, adossée à cette ruelle dont je crois me souvenir à présent qu’elle paressait à l’ombre de hauts murs, il y avait la maison des cousins.

Les cousins de Paris.

Françoise, l’aînée. Seize ans facile. Trop vieille, hélas. Alain, dans les treize. Récupérable. Quant à Jean-Luc, l’idéal : onze, comme moi. Alors là, mes amis...

Moi, fils unique. Et pas malheureux, je tiens à le préciser à l’intention des docteurs en idées reçues et autres psychologues de mes deux. M’ennuyais jamais. Le genre à mettre d’un même côté toutes les poignées du baby-foot et à organiser des championnats comme c’est pas possible.

Et juste, avec ça. Pas le type à favoriser la main droite au détriment de la gauche. Un modèle d’objectivité, je vous dis.

Une fois l’an, pourtant, soit que les banlieusards nous fissent l’honneur de visiter nos campagnes, soit que l’on décidât, de son propre chef, d’entreprendre le voyage, mes deux mains faisaient la paix. Elles n’étaient pas de trop dès lors qu’il s’agissait de défier les Parisiens.

Surtout sur leur propre terrain.

La grille à peine franchie, j’aurais voulu m’élancer hors de la voiture, mes jeux de société sous le bras, une question pour tout sésame : « Par quoi on commence ? »

Oui, mais il y avait l’oncle.

L’oncle Jean.

Pas le genre spécialement rigolo, si vous voyez ce que je veux dire. Pas mauvais bougre non plus, croyez pas ça, mais suffisamment imposant, du haut de sa carcasse d’immigré italien, pour décourager les abordages de cette nature. Il avait horreur de ça, les excités, l’oncle. Il ne comprenait pas, lui, que le temps nous était compté, que le paradis ne serait pas éternel. Trois ou quatre jours, tout au plus.

Et après, tintin pour l’année.

Il en aurait fallu davantage pour le faire pleurer sur notre sort, l’oncle. Lui au contraire ne perdait pas une occasion de brocarder cette vaine agitation. Je me souviens qu’un jour — je le vois encore, la tête légèrement inclinée en arrière mais bien droite, à égale distance de chacune des oreilles du fauteuil — il nous invita à la méditation.

Méditer, tu parles !

À notre âge...

Quand même, pour ne pas le contrarier d’entrée, je modérais quelque peu mes ardeurs. Je disais bonjour d’abord. Et je descendais, sinon la tête, du moins les mains vides.

Je savais que, quoi qu’il arrivât, ce n’était plus l’affaire que de quelques minutes ; que bientôt j’aurais retrouvé, à leur place, fidèles, bienveillantes, toutes les pièces, toutes les choses que j’aimais et qui jalonnent encore mes rêves d’aujourd’hui.

En haut de l’escalier, à gauche (le rez-de-chaussée était habité par une famille au patronyme imprononçable, dont on ne se rappelait l’existence, d’ailleurs, que pour recommander aux enfants de ne pas faire de bruit), le guéridon au téléphone. Un de ces téléphones d’avant l’automatique, à l’œil cyclopéen, inquiétant à force d’être noir. Il gardait, en sentinelle stylée, l’accès de la salle d’eau où officiait, dans une moiteur presque toujours étouffante, la « machine ». En avons-nous passé, des heures, à fixer, enfants rêveurs, cette étrange lucarne à chaîne unique, le postérieur encadré dans le pot de chambre en faïence qui n’eut que rarement, c’est vrai, à se féliciter de nos dons...

Faut dire que tout était bon pour retarder l’heure du coucher.

Même la constipation.

Et ce n’étaient pas ces bêtes suppos à la glycérine qui pouvaient quelque chose là contre. Suffit de les pousser vite, avant même qu’ils n’aient eu le temps de porter la contestation dans le rectum et de disperser les piquets de grève.

Non loin de là, de l’autre côté de l’escalier, la cuisine. Petite. Froide. Carrelage. Beurriers de verre. Couverts qui s’entrechoquent. Miettes éparses sur la table de formica. Un aquarium sur le frigo, peut-être bien. Je ne sais plus. On n’y prenait que le quatre heures.

Du temps perdu, ça aussi.

Et puis le couloir faisait un coude, et l’on passait, sans autre transition, dans les pièces chaudes de l’appartement.

Les pièces chaudes, c’était d’abord la vaste salle à manger, abat-jour grenat, parquet gémissant, que mes yeux de gosse élargissaient encore aux dimensions du mythe. Elle donnait, d’un côté, sur une terrasse à la Mon oncle, de Jacques Tati ; de l’autre, et au prix de quelques marches, sur une salle de bains où il ne me souvient pas d’avoir mis les pieds. Seule l’odeur des sels venait nous parler de ce royaume interdit, alors même que nous soulagions en cadence la grande armoire du trop-plein des Spirou qu’elle contenait.

Les pièces chaudes, c’était surtout cette petite salle contiguë que nous meublions de nos chimères. Ma tante ne s’y risquait que pour déposer puis reprendre les bols de café au lait du petit déjeuner, dont le fumet me soulevait immanquablement le cœur. Le reste du temps, et jusqu’à ce que les programmes du soir redonnent un semblant de vie à un téléviseur patraque, qui ne répondait plus qu’avec d’infinies réticences à la voix de son maître, la place était nôtre. Pour de nombreuses heures (pas assez nombreuses, toutefois, pour que nous n’ayons sans cesse envie de les soustraire à la comptabilité par trop mesquine de la pendulette à mouvement perpétuel qui, seule, violait notre intimité), elle serait le champ de bataille des Louis XI et Charles le Téméraire, frais émoulus de leurs emballages de café Mokarex ; le tableau noir sur lequel s’immobiliserait la règle du robot magique qui avait réponse à tout ; le vélodrome où, du haut de leurs cinq centimètres de plastique, les géants du cyclisme d’alors se livraient à des sprints sans merci. Et quelle fierté quand le beau Darrigade — maillot vert uni, comme il se doit — réglait à la loyale le peloton des Gaul, Coppi, Koblet et autres Bahamontès ! Pour un peu, on aurait embrassé le dé.

Je ne vous entraînerai pas à l’étage : il a disparu de mes souvenirs. Sans doute, aurait dit Proust, parce qu’il était lié au drame de mon coucher. Je sais simplement que nous le partagions avec ces terribles moustiques de banlieue, loubards vindicatifs et assoiffés de sang. La légende veut que ma mère, un soir qu’elle était montée s’assurer de mon sommeil, en ait surpris neuf sur mon visage, occupés à trinquer à ma santé.

Mais ça raconte tellement de choses, les mères.

Un jour, les cousins ont déménagé. Ils ont quitté la maison de Rueil pour une de ces résidences huppées, du côté de Saint-Germain.

J’y suis allé, là aussi. Mais le parquet n’y avait pas le même talent pour chanter sa fatigue.

Et puis, les cousins ont grandi. Ils sont devenus prof, ingénieur, chef de clinique. Ils ont réussi, quoi.

Moi aussi, à ce qu’il paraît.

 

N’empêche que c’est con, la vie.

Quand la java s’en va.

 
< >