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Baby-foot

« Le bonheur passait, il a fui ! »
Gérard de Nerval

Sacrilège. Crime de lèse-Méditerranée. Il pleuvait. Une aube blafarde ne parvenait qu’à grand-peine à imposer sa loi aux plafonniers du couloir. Sans les bouquets de lavande qui, çà et là, mettaient un point d’honneur à éclairer le jour, jamais on ne se fût cru aux abords de la Côte.

Elle ne s’y trompa d’ailleurs pas. La moue qu’elle esquissa au sortir du compartiment en disait assez sur sa déception. Le pas mal assuré, clignant des yeux sous une luminosité qu’elle avait dû, cependant, rêver plus forte, elle n’eut rien de plus pressé que de rétablir un semblant d’ordre au sein de ses cheveux défaits. Enfin, la barrette en place mais toujours titubant, elle entreprit de gagner les toilettes.

Au saut du lit, elle en redevenait presque humaine, Baby-foot.

Un surnom que je lui avais trouvé, la veille au soir, alors qu’elle s’obstinait à déchiffrer, à la lueur pourtant vacillante de sa couchette, le dernier Joffo. Moi-même, liseur impénitent, j’avais laissé les livres au fond du sac. Il est vrai que je n’en aurais tiré, au mieux, qu’un Steinbeck ou un Hemingway : rien qui pût rivaliser avec l’ami Joseph, dont je découvrais soudain, mieux vaut tard que jamais, les immenses qualités.

Jusqu’à cette façon qu’elle avait de tenir le bouquin plié, comme un vulgaire quotidien, qui me semblait d’un chic achevé. Naguère, j’aurais crié au scandale, je n’aurais pas eu assez de mes sourcils froncés pour fusiller l’assassin du regard ; j’aurais, à tout le moins, posé les yeux ailleurs, pour ne plus voir ça.

Cette fois, au contraire, j’en redemandais. J’étais fasciné par tant d’aisance, de décontraction. Elle était de ces êtres qui vous interpellent, sans que vous sachiez pourquoi, sans qu’ils aient rien fait pour ça. Ou si peu : un geste, une attitude qui leur échappe et que vous êtes seul à recueillir.

Saint-Raphaël-Valescure. Premier arrêt depuis la gare de Lyon. Sur le quai, une casquette à l’œil glauque feint de donner des ordres au convoi.

Coïncidence, le voici qui repart. Et l’autre qui revient. Plus sûre d’elle. Déjà plus femme. D’une main qui ne tremble plus, elle fait coulisser la porte du compartiment, s’y glisse à demi, en extrait un sac tatoué d’écussons, laisse choir le tout à quelques centimètres de mes pieds.

Le temps pour moi d’admirer la précision du tir, elle est absorbée dans la contemplation du morne paysage, les coudes bien à plat sur le rebord de la vitre, le genou tutoyant la cloison.

Tout ça, facile. Comme ce geste qu’elle avait eu, la veille, pour ôter le pantalon de dessous la couverture et l’envoyer, dans les plis, dormir à ses pieds.

Ne riez pas. Sublime, c’était.

À n’en pas trouver le sommeil.

Toute la nuit, je l’avais regardée sans la voir. Toute la nuit j’avais guetté un souffle, qui jamais ne l’avait emporté sur la lugubre mélodie du rail.

— Tout compte fait, le temps n’est pas si moche, à Paris !

Il ne s’agissait pas d’un rêve : elle avait parlé. Sans détourner la tête, mais elle avait parlé. Le Sphinx avait parlé.

— C’est ce que je dis toujours : une légende, la Côte d’Azur !...

Et j’avais répondu.

Oh ! pas bien originale, la réponse. Du tout-venant. De la série B. Du dialogue à la petite semaine, comme il s’en commet par dizaines dans le polar qui ne s’embarrasse point de littérature.

Mais j’avais répondu.

Le train n’avait pas quitté les rails. Indifférent à tout, il poursuivait sa course poussive en direction de Cannes. Je promenai un regard sceptique sur les occupants du couloir : ils ne paraissaient pas davantage pénétrés du sensationnel de la chose. Baby-foot avait parlé, et ils ne trouvaient rien d’autre à faire que de continuer à entreposer leurs bêtes valises le long des fenêtres !

Pour un peu, je serais allé jusqu’au mépris.

Dehors, la pluie redoublait de violence. La vitre, parcourue de mille rigoles, avait un faux air de carte de Tendre.

— Elles vont souffrir, les starlettes, par ce temps !

— Oui, le métier n’est pas toujours rose...

J’avais doublé la mise. Mais les jeux étaient faits : le train entrait en gare et quelque chose, au fond de moi, me disait que ce serait la dernière. En effet, elle se noua vivement le pull autour de la taille, passa le bras dans les oreilles du sac et, sans plus attendre, se disposa à remonter le couloir.

Elle n’avait pas fait trois pas que soudain elle se retournait, comme prise de remords, pour me lancer, par-dessus l’épaule, un furtif au revoir.

Au revoir. Déplorable abus de langage ! De la revoir, je n’avais pas une chance sur dix mille et je le savais mieux que quiconque. Néanmoins, je me le répétais à moi-même, cet au revoir, je le flattais du revers de la main, tel un animal favori, trop heureux d’avoir échappé à un « Salut ! », voire à un « Ciao ! » par trop désinvolte.

Au revoir donc, Baby-foot, qui passes à présent, sans plus me faire l’aumône d’un regard, sous ma fenêtre. Pour qui ces pas sonores et empressés sur le bitume grisâtre de la gare de Cannes ? À l’adresse de qui ce signe de la main, juste avant que le souterrain ne t’engloutisse à tout jamais ?

Sournoisement, le Paris-Vintimille s’est coulé hors de la gare, a retrouvé l’air libre.

La pluie a cessé. Un peu partout, des arbres s’ébrouent, incrédules.

 

Pour ma part, il me semble que le ciel s’est encore obscurci.

 
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