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Vocation

Elle a traversé le préau. Longé le couloir principal. Prêté l’oreille, comme à la seule chose qui valût, à l’écho de ses pas.

S’est arrachée aux lambeaux de foule, icebergs en mal de banquise, qui l’entravaient.

Le soupir qu’a poussé la porte était visiblement le sien.

D’emblée, elle a reconnu cette odeur composite qui précède de peu le cauchemar : craie, tabac, alcool des duplicateurs. La main sobrement baguée rend sa liberté à l’attaché-case, explore le casier, palpe, pour les abandonner aussitôt, les imprimés qui en tapissent le fond.

Les sempiternelles offres de spécimens à prix réduit.

Certains jours, elle en venait à espérer que, de cette boîte au bois terne, jaillirait l’imprévu avec un grand « I » ; qu’un billet, peu lui importaient la couleur ou la provenance, lui notifierait qu’elle avait suffisamment souffert comme ça. Que l’on avait assez ri.

Qu’on allait s’occuper de son cas.

Mais le miracle n’avait jamais lieu, et la main de crier aussitôt sa déception, dans les profondeurs de la chevelure auburn.

Autour d’elle, comme à leur habitude, les autochtones se sont regroupés. Selon quels savants critères, elle se le demandait souvent. Les uns péroraient sous une pétition réclamant une revalorisation de la profession, alors même qu’ils en connaissaient, par cœur, les moindres mots. D’autres affectaient de prendre au sérieux les notes de service qui peuplaient le tableau d’affichage. D’autres encore s’acharnaient sur le distributeur de boissons, sans rien obtenir d’autre que des borborygmes polis.

Elle était seule.

Les autres aussi, à n’en pas douter. Mais eux ne s’en rendaient plus compte.

L’ancienneté.

Un coup d’œil à sa montre la rassura : elle avait le temps. Sans même relever les têtes qui s’inclinaient sur son passage, elle poussa la porte de la salle d’eau. D’ordinaire, elle s’y trouvait bien. Mieux qu’à côté, en tout cas. Était-ce la fraîcheur carrelée des lieux ? L’assurance de ne plus être épiée ? Toujours est-il qu’elle s’attardait plus que de raison dans ce sanctuaire aux encens de Javel. Connivence malicieuse du savon qui paraît s’offrir pour mieux se refuser. Coups de langue impatientés de l’eau, à la naissance duveteuse de l’avant-bras. Sourire indulgent d’un miroir que l’original rebute, et qu’il s’essaie à corriger.

Sensation, des plus étranges, de vivre blottie, au creux d’une parenthèse.

De fait, quand, ivre de paix, elle se décidait à rejoindre les autres, il lui semblait que le temps l’avait attendue. C’étaient les mêmes phrases insignifiantes, la même lassitude que maquillaient grossièrement rires et éclats de voix.

La même plainte, exhalée du fond des âges.

Aujourd’hui, après une nouvelle démarche, aussi machinale qu’infructueuse, en direction du casier, elle s’est laissée tomber sur une chaise qui flânait par là, loin de toute terre habitée.

 

Dans ses yeux flotte, incertain, un parfum de garrigue.

 

Surtout ne pas penser. Ne pas penser au bureau qu’ils auront, pour la énième fois, avec cette persévérance qui n’appartient qu’au vice, traîné au bord de l’estrade, dans l’espoir d’une apocalypse prochaine ; à ces graffitis orduriers qu’il lui faudra effacer d’une main digne, dans un éternuement de poussière et de mépris ; à la poitrine provocante qu’elle sait devoir s’étaler au détour d’une page du cahier de textes. La bonne. La sienne.

À ce murmure collectif qui lui emplit déjà les oreilles, trop souvent entendu.

Quelque part, au plus profond d’elle-même lui a-t-il semblé, une sonnerie a retenti. Déjà les conversations ont monté d’un cran, comme c’est la règle à l’heure de se quitter. Déjà la plaie s’est rouverte sur l’enfer du couloir.

Elle a pris sa place dans le flux. Mis ses pas dans ceux des autres. Gravi, sans presque s’en apercevoir, les marches qui la font trébucher chaque nuit.

Affronté le regard de ceux qui, de très loin, ont vu venir leur proie.

Tiré la porte sur elle, comme on tire un trait sur la vie.

 

La bête aux mille têtes ne meurt pas sans sursauts. Il y eut encore des piétinements, quelques râles de chaises. Puis, pour une heure, pour l’éternité, le couloir est retourné au silence.

 

Seule, tout au fond, là-bas, une fenêtre parle du monde.

Elle raconte le soleil qui joue dans les arbres.

 
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